Isabelle Bourboulon, Le Livre noir du management

1Depuis la fin des années 1990, la formule du « livre noir » semble avoir été adoptée dans le monde de l’édition afin d’attirer l’attention sur les objets historiques et les phénomènes sociaux dont il s’agirait à la fois de produire la « somme » et de dévoiler les parties les plus sombres. L’ouvrage d’Isabelle Bourboulon réussit en grande partie à satisfaire l’intérêt suscité par son titre, parce que la journaliste s’applique à croiser plusieurs points de vue, au sein des sciences humaines et sociales, en interviewant sociologues et psychologues, mais accorde également une grande importance aux témoignages des salarié.e.s sur les usages et les effets du management dans leur expérience professionnelle. Complété par quelques annexes utiles, l’ouvrage offre un ensemble de points de repères nécessaires pour discuter le management ailleurs qu’au sein du champ académique.

  • 1  Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Voir en par (...)

2La première partie de l’ouvrage (« L’imposture managériale ») prend appui sur les acquis de l’histoire et de la sociologie du travail sur les questions d’organisation et de contrôle de l’activité, et aborde point par point un certain nombre de thèmes (vocabulaire managérial, souffrance au travail, impériosité de l’évaluation, etc.) qui suivent le chemin de l’avènement du néomanagement – sans toutefois employer l’expression1. À partir du constat d’une modification de l’environnement de travail au nom de « l’obsession de la mesure », l’auteure passe en revue les « fondateurs » du management, abordant parfois certaines figures moins connues, comme Mary Parker Follett – dont la vision positive des conflits est à l’origine de la formule rhétorique du « gagnant-gagnant » –, sans oublier les modèles théoriques contemporains, tel celui – très diffusé – des « 5 forces » de Michael Porter (pp. 134-138). Du « ranking » au « reporting » en passant par le « lean management », les outils recensés nourrissent la thèse d’une dégradation des conditions de travail par le management, car « éliminer tout ce qui n’a pas de valeur ajoutée pour le client final peut malheureusement conduire à éliminer ce qui a une valeur ajoutée pour la santé du salarié » (p. 131). Certains cas sont plus particulièrement approfondis, soit par un assemblage de données socioéconomiques et historiques, tel le cas d’IBM France, soit par d’amples témoignages de salariés, comme celui d’un ancien consultant de McKinsey, dont les propos finement organisés par l’auteure restituent bien le mécanisme d’enrôlement symbolique conduisant à l’acceptation de la souffrance au travail.

3Malgré quelques erreurs factuelles – parfois du fait des interviewé.e.s (évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche par l’AERES et non l’ANR) – ou d’appréciation (mention d’un vote consensuel de la LRU sans parler de la double mobilisation de 2007 et 2009), ce tour d’horizon rassemble des points de repères utiles pour un premier état des lieux critique de l’impératif managérial. Et s’il semble au final que les références penchent plus fortement du côté de la psychologie que de la sociologie du travail, cela n’empêche pas la journaliste de rappeler, avec Yves Clot, que la présence massive de psychologues et psychanalystes dans les entreprises alimente « la tentation de poser le problème de la souffrance au travail et des suicides uniquement en termes de fragilité personnelle » (p. 107).

4La seconde partie (« Résistances et actions ») s’attache à présenter quelques initiatives et points de vue alternatifs en termes d’organisation du travail, qui ont pour vocation, selon l’expression d’I. Bourboulon, à « vérifier qu’un autre management est possible » (p. 12). Elle insiste en particulier sur les effets négatifs de l’impératif financier, s’appuyant notamment sur les réflexions actuelles de Frédéric Lordon. De manière plus originale, l’auteure recueille, dans les textes et les discours officiels des entreprises, des clubs de réflexion ou même du MEDEF, certains éléments nourrissant l’hypothèse d’un management devenu intenable. Dans la forme, ces passages déstabilisent parfois la lecture, puisqu’ils donnent l’impression d’une suspension volontaire d’écriture critique jusqu’à ce qu’en bout de course, la journaliste apporte enfin sa propre analyse. En outre, ils posent un problème de fond : si l’exposition de ces propos a l’avantage rappeler que même les positions dominantes ne sont pas exclues de la souffrance liée aux formes modernes de management, elle présente un fort inconvénient – sans doute par une insuffisance de place accordée au commentaire : affirmer que le stress est partout comporte aussi une dimension relativiste qui atténue l’impact des choix socioéconomiques des directions d’entreprises.

5I. Bourboulon évoque également des conceptions dites alternatives de l’économie, notamment autour de « l’économie sociale et solidaire », en suivant la même logique que celle évoquée précédemment : laisser la place à l’argumentaire avant d’en montrer certaines limites – et ici il aurait été intéressant de voir figurer l’analyse critique de l’usage stratégique de l’expression « économie sociale et solidaire » en tant que telle (usage que l’on trouve également du côté de la « responsabilité sociale des entreprises »). L’ouvrage s’achève par plusieurs expériences « positives » d’organisation ou d’initiative managériale, à Amiens dans un centre d’appels, et à Paris dans un « espace de co-working », c'est-à-dire un lieu de mise en commun de ressources matérielles et sociales destinées aux initiatives d’entreprise, selon des principes de collaboration essentiellement liées au monde du « libre » sur internet. S’ajoutent quelques illustrations supplémentaires d’initiatives dans des laboratoires de recherche ou des entreprises, comme le « réseau Plazza » de France Télécom Orange, que l’auteure présente comme un réseau social qui a l’ambition de « favoriser les échanges informels sur le principe de l’adhésion volontaire et sans validation managériale », avant de noter que, les chercheurs qui travaillent dans l’entreprise utilisant beaucoup les réseaux et plateformes de communication, ces réseaux sociaux des entreprises sont « aussi un moyen d’encadrer un phénomène qui a tendance à leur échapper » (p. 248).

6S’il n’est pas destiné à combler la curiosité des spécialistes de l’organisation du travail et de la gestion, ce livre, clairement écrit, trace les contours d’un objet qu’il est légitime de soumettre à la discussion dans l’espace public, ce qui semble avoir été rarement le cas jusqu’ici, y compris dans des périodes de forte intensité électorale.

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