Il faut comprendre comment les terroristes et nous en sommes …


PSYCHOLOGIE - Il y a plusieurs points qui me gênent dans les débats actuels qui ne me semblent pas propices à nous permettre de comprendre la marasme dans lequel nous sommes. Tant que nous resterons dans une logique binaire qui ne laisse qu'une alternative en terme d'analyse, je pense qu'on ne peut que se mettre le doigt dans l'oeil.

La question n'est pas tant de savoir si c'est eux ou nous le problème, mais bien d'essayer de comprendre comment eux et nous en sommes arrivés là. Pas pour justifier, pas pour excuser, pas pour incriminer ou haïr, non, juste pour être précisément ce qu'on revendique depuis quatre jours: une république qui réfléchit et fait honneur aux Lumières qui l'ont guidées il y a de cela plus 300 ans...

J'observe la polémique actuelle entre d'un côté ceux qui sont taxés de défendre les terroristes ou de les excuser et ceux qui veulent voir en eux le mal incarné. Je doute, je reste perplexe. Certains arguments des deux bords résonnent en moi et pourtant aucun de ces deux discours pris en bloc ne me convient. L'un et l'autre évoquent, en réalité pour la férue de phénoménologie que je suis, les deux faces d'un même problème, celui de la perversion. Quand j'ai effectué mon DEA sur la question, en 2005, je ne pensais pas alors que le problème prendrait une telle ampleur... La perversion "éclate et son sens multiple se déploie en une vaste trame qui couvre des aspects cliniques connus et moins connus; les modulations de l'effet pervers allant ainsi des enkystements douloureux aux "malaises" de la "civilisation" [1].

La perversion est une forme de folie dont les sujets n'expriment leur délire que dans les passages à l'acte. Le reste du temps, elle passe inaperçue. Souvent, ces passages à l'acte se font dans l'intimité et personne dans l'entourage n'aurait pu imaginer qu'ils soient capables de cela. Elle est une folie qui prend les atours de la rationalité, s'appuie sur des discours qui paraissent à première vue sensés, tout en tirant son origine tant dans l'histoire de chacun et ses choix individuels que dans l'environnement sociétal. Le "caractère pervers" correspondrait donc à un fonctionnement non pathologique (ce qui signifie sans symptôme réel d'inadaptation sociale, de délire, etc.) basé sur une organisation mentale perverse, c'est-à-dire de type narcissique-phallique, avec le déni du sexe féminin, mais réalisant sa relation amoureuse sans avoir besoin de passage à l'acte impliquant d'uniques symptômes pervers.

Sous le couvert d'une vie relationnelle en apparence sans grand conflit et sans grand bruit, grâce d'une part à des choix d'objets qui s'y prêtent et grâce aussi à un relatif pourcentage d'éléments sadiques et partiels suffisant pour permettre le jeu sexuel manifeste adapté aux conditions extérieures dites "normales" dans le cas du simple "caractère pervers", on pourrait dire que l'arrangement entre fantasmes et agis est "habile" [2]. Elle est donc condamnable absolument en ceci qu'elle vient précisément attaquer ce qu'il y a de plus intime en nous.

Le pervers vient puiser chez l'Autre les ressources dont il est vide pour s'en remplir, il se sert de l'Autre pour assouvir ses propres fins et ainsi incarne l'exacte inverse de l'impératif catégorique kantien qui impose l'idée de toujours considérer autrui comme une fin en soi. La perversion est foncièrement anti-morale. C'est précisément en la dénonçant que la société ne s'en fait pas complice. Tant qu'elle reste au niveau de l'intime, elle est banalisée. Elle se renforce avec l'idée que tout se vaut et que toutes les formes de rapports à l'autre sont à considérer comme légitime. Il est même nécessaire et urgent que la société et les discours dénoncent la perversion au lieu de la magnifier ou la minimiser.

Or, jusqu'à présent, elle ne l'a pas été suffisamment. Elle s'est immiscée dans les rapports humains par le biais de discours politiques (et géopolitique) qui en prend les atours, et les discours sociaux qui ne permettent plus de dissocier ce qui relève d'un comportement sain et d'un comportement malsain. C'est en ceci qu'elle tire aussi son origine de l'environnement sociétal et que nous avons une responsabilité collective.

Elle n'est toutefois pas une fatalité, il ne peut pas y avoir de déterminisme en la matière. Elle relève aussi d'une forme de volonté (qu'elle soit consciente ou inconsciente). Tous les jeunes ayant eu un parcours difficile ne deviennent pas terroristes n'en déplaisent à certains qui voudraient aujourd'hui nous faire croire qu'il s'agit d'une évidence sociologique. "Le partage raison-déraison s'accomplit comme une option décisive où il y va de la volonté la plus essentielle, et peut être la plus responsable du sujet" [3].

Non, la folie à laquelle nous assistons aujourd'hui est autant sociétale, qu'individuelle, s'appuie sur un manque de réflexion et de pédagogie à la réflexion, un vide juridico-politique et des choix individuels qui ne peuvent être anticipés de quelques manières que ce soit. "Les dimensions psychologiques de la folie ne peuvent donc pas être réprimées à partir d'un principe d'explication ou de réduction qui leur serait extérieur. Mais elles doivent être situées à l'intérieur de ce rapport général que l'homme occidental a établi voici bientôt deux siècles de lui-même à lui-même." [4]

Elle est donc le mal incarné, puisque d'un point de vue clinique elle est annihilation du Surmoi, autrement dit des repères entre le bien et le mal intériorisés, qui amène le sujet pervers à vouloir anéantir l'Autre en ceci qu'il est une potentielle limite à son pouvoir. Pour l'anéantir, le meilleur moyen est de le soumettre à sa propre volonté et de lui faire admettre par la force la domination de sa propre pensée. Le pervers se vit sur le mode du faiseur de loi. Mais elle est aussi une construction sociétale en tant que la psychopathologie s'évalue à l'aune de la norme sociale et de l'environnement sociétal. Si elle s'épanouit aujourd'hui, c'est qu'en creux, elle invite à penser ce qui l'a permise, autorisée, favorisée et ce, indépendamment des facteurs psychologiques et individuels. "En effet, une tolérance actuelle consiste à s'abstenir d'intervenir dans les actions ou les opinions d'autres personnes alors même que ces opinions ou actions nous paraissent déplaisantes ou même moralement répréhensibles. De même, nous avons une indulgence inouïe à l'égard des mensonges et des manipulations des hommes de pouvoir. La fin justifie les moyens.

Mais jusqu'où est-ce acceptable? Est-ce qu'ainsi nous ne risquons pas de nous trouver nous-mêmes complices, par indifférence, en perdant nos limites ou nos principes? La tolérance passe nécessairement par l'instauration de limites clairement définies. Or, ce type d'agression consiste justement en un empiétement sur le territoire psychique d'autrui. Le contexte socio-culturel actuel permet à la perversion de se développer parce qu'elle est tolérée". [5]

Ce n'est donc pas parce qu'on évoque la folie des terroristes que cela les excuse. Même si la folie se construit socialement, elle n'en demeure pas aléatoire, car nul ne peut se réduire à ses déterminants sociaux ou psychologiques. La question est donc plus complexe que de savoir à qui la faute, l'individu ou la société? Les deux mon capitaine... La perversion en soi interroge autant les déterminants sociaux qui la favorisent, la soutiennent, la permettent que le positionnement individuel. Comme toute psychopathologie elle ne peut se comprendre par l'excuse ou la condamnation, mais bien entre l'un et l'autre. Elle est dangereuse pour les autres en ceci qu'elle nie précisément l'altérité, la possibilité d'être différent, le dialogue et le partage. Elle est par définition une mise en guerre, car le pervers ne peut supporter le débat et donc rester sur le niveau du conflit constructif. Il ne peut que chercher à faire plier l'autre. La perversion est folie, mais qui paraît autre.
______________________________
[1] Sibony, Perversions, p.17
[2] J. Bergeret, La personnalité normale et pathologique, p.231
[3] Foucault, Histoire de la Folie, p.156
[4] Foucault, Maladie mentale et psychologie, p.103
[5] M-F. Hirigoyen, Le harcèlement moral, p.11

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