Ici et maintenant, avec Jon Kabat-Zinn

C’est l’heure où le soleil ne brûle plus. Mais décline lentement et paraît embraser les infinis champs d’herbe fraîchement fauchés. Installé sur le toit d’un gigantesque centre de congrès au cœur de la campagne lucernoise, le père spirituel de la pleine conscience, Jon Kabat-Zinn, sirote un verre d’eau plate. Et répond aux questions d’une journaliste face à un lac des Quatre-Cantons plus brillant que jamais.

En Suisse comme ailleurs, rares sont les occasions de le rencontrer. Son emploi du temps est incroyablement chargé. On l’apercevait en janvier dernier à Davos pour initier les puissants de ce monde à sa technique méditative. Il réapparaissait ensuite à Bruxelles, à Paris, aux Etats-Unis, passant d’une conférence à l’autre, parfois aux côtés du dalaï-lama. Sa popularité, Jon Kabat-Zinn l’a acquise grâce à un tour de force: délester la méditation de toute écorce religieuse pour lui faire franchir les portes des hôpitaux américains, puis mondiaux. Il enseigne maintenant cette pratique – appelée MBSR, pour mindfulness-based stress reduction, ou réduction du stress grâce à la pleine conscience – aux milliers d’adeptes qui s’y intéressent à travers le monde. L’été passé au Danemark. Cette année à Lucerne. Et l’année prochaine, nulle part. A 71 ans, Jon Kabat-Zinn entend progressivement transmettre le témoin.

C’est notre tour. Tout vêtu de noir, Jon Kabat-Zinn nous scrute amicalement via ses petites lunettes métalliques. Cela ne le dérange pas si l’on enregistre la discussion? «Non, au contraire, j’espère que vous allez enregistrer. Je dis les choses de manière particulière et j’apprécie qu’elles soient retranscrites le plus précisément possible», explique-t-il doucement. Il s’excuse encore de sa toux, il a quelque chose dans la gorge qui n’arrive pas à sortir. «Mais n’allez pas écrire que je suis malade…»

En excellent showman, Jon Kabat-Zinn modèle son discours en fonction de son interlocuteur. Ainsi, lorsqu’on commence par l’interroger sur le petit exercice qu’il recommanderait pour mieux saisir les dessous de la pleine conscience, il répond: «Vous êtes journaliste économique, c’est juste? Alors pour la communauté des gens qui travaillent dans les affaires, souvent très stressés, voici un exercice que j’aime bien: la prochaine fois que vous prendrez une douche, vérifiez que vous êtes bien sous la douche. Parce que vous n’y serez peut-être pas. Dans votre esprit, vous serez déjà au travail, dans une réunion… La pleine conscience, c’est l’éveil au moment présent. Lorsque vous êtes sous la douche, sentez l’eau couler sur vous au lieu de penser au futur ou au passé. Car quand l’esprit est distrait sous la douche, il peut l’être aussi lors d’un meeting professionnel.» Un exemple simple, qui explique la popularité du MBSR dans les plus hauts étages des gratte-ciel américains – Goldman Sachs, Facebook, Google. La Suisse n’est pas en reste, Swisscom proposant également ce programme à ses employés. Le monde professionnel n’est pas seul concerné. Le brossage de dents est également «trop souvent réalisé en pilote automatique», note Jon Kabat-Zinn. Idem quand l’on engloutit le petit-déjeuner sans penser à ce que l’on mange. En fait, simplement regarder un coucher de soleil en état de pleine conscience «suffit pour vous rendre heureux».

Bon. En théorie, cela semble facile. Et en pratique? Lui-même arrive-t-il à vivre le moment présent à chaque fois qu’il se douche ou se brosse les dents? Jon Kabat-Zinn rit modestement. «Bien plus qu’à une certaine période, disons les choses comme ça.» Mais dans le fond, oui, il y arrive. «Quand je suis avec mes enfants, je suis avec mes enfants. Je suis éveillé à ça. Et quand je suis distrait, je reviens au moment présent plus vite qu’avant.»

Ces dernières décennies, la popularité de la pleine conscience a crû à grande vitesse. Jon Kabat-Zinn dégaine un MacBook de son sac à dos et nous présente un graphique: le nombre d’études sur le sujet publiées dans des revues scientifiques depuis 1979. «Nous avons commencé de planter des graines dans les années 1980. Il y a eu 160 études en 2007, 210 en 2008, 298 en 2009, puis 357, 462, 660…»

Une courbe qui rappelle l’évolution du nombre de connexions internet dans le monde. La pleine conscience serait donc une réponse au malaise créé par notre addiction aux nouvelles technologies? Jon Kabat-Zinn – qui possède également un iPad et un iPhone éteints dans sa chambre d’hôtel – n’a pas de réponse. «En tout cas, lorsque nous étions des chasseurs-cueilleurs, nous étions probablement en permanence en état de pleine conscience.» Etre «ici et maintenant», un impératif pour éviter de finir dans l’assiette d’un prédateur occasionnel. «Les gens qui s’adressent à nous aujourd’hui ne sont pas spécialement dépendants des nouvelles technologies», explique-t-il. Ce sont des gens «normaux», qui souffrent de maladies cardiaques, de cancers, de douleurs chroniques, de divorces… «D’un stress de vivre dans ce monde», résume Jon Kabat-Zinn.

A ce titre, l’histoire de Sylviane, un nom d’emprunt, est symptomatique. Cette Lausannoise active dans le département financier d’une multinationale est récemment arrivée au bout de ses forces. Un travail «très stressant, sans arrêt connecté aux marchés», raconte-t-elle. Des patrons américains «qui ne comprenaient pas que je ne travaille pas 15 heures par jour». En deux ans, elle n’a presque pas vu ses enfants et a perdu le sommeil. «Je carburais aux anxiolytiques et aux antidouleurs.» Arrive le burn-out, suivi de visites chez un psychiatre et une psychologue. Rien n’y fait, même pas les cours de yoga. Malgré son côté très «cartésien, terre à terre», elle se laisse tenter par le MBSR. Après un premier mois pénible arrive un déclic, une «reconnexion avec moi-même, une prise de conscience que je malmenais mon corps», essaie Sylviane. Le MBSR n’a certes pas résolu tous les problèmes, mais il y a largement contribué.

Positif, cela ne fait aucun doute. Mais trouver des solutions pour réparer les dégâts infligés par notre rapport aliénant au travail, n’est-ce pas une manière implicite d’encourager les excès que subissent toutes les Sylviane de ce monde? «Oui, nous devons négocier la manière dont la pleine conscience est implantée dans le monde de l’entreprise. Pour que les gens en comprennent la valeur globale et que cela ne soit pas considéré comme un simple bandage que les départements des ressources humaines apposent sur les gens», note Jon Kabat-Zinn.

Allons plus loin. Le rythme trépidant du monde actuel – encore accéléré par la technologie – est-il simplement adapté à l’être humain? «Il ne faut pas s’en inquiéter. Bientôt, les humains ne compteront plus vraiment et les robots s’occuperont de tout», explique Jon Kabat-Zinn en ne rigolant qu’à moitié. Enfin! L’être humain pourra alors s’adonner librement à la pleine conscience, non? Il rigole. «Ce n’est pas si facile de jouir du moment présent si vous n’êtes pas connecté à la vie. Toute l’année, les gens doivent faire, faire, faire. Et lorsqu’ils sont en vacances, ils doivent être, être, être. Mais ça leur paraît très ennuyeux!» A l’avenir, la pleine conscience pourrait trouver une place dans les salles de classe. «Beaucoup des gens qui suivent ma formation ici sont des enseignants. Ils essaient d’amener la pleine conscience à leurs élèves. Pour leur apprendre à être plus attentifs plutôt que de leur crier dessus d’être plus attentifs…»

La popularité de la pratique implique forcément des critiques. Le chercheur en neurosciences à l’Université de Fribourg Sebastian Dieguez reconnaît que ce courant «n’est pas totalement inintéressant», mais le décalage entre les faits et les promesses de la pleine conscience le dérange. «En faire l’avenir de l’humanité, la solution pour réduire les conflits dans le monde, cela me paraît naïf et complètement démesuré. En outre, le côté marketing a largement remplacé l’aspect scientifique dans ce domaine», critique-t-il. La pleine conscience appartient, selon Sebastian Dieguez, à un courant de psychologie positive, dont les études scientifiques «sont souvent très fragiles». Jon Kabat-Zinn réfute: «Non, je suis contre la psychologie positive. En tant que fondateur, je refuse d’assimiler le MBSR, quelque chose de profond, à de la psychologie positive, qui est de la pop-psychologie.»

Ce sera le mot de la fin. Jon Kabat-Zinn doit repartir vers ses élèves. C’est l’heure où le soleil ne brille plus. On aura raté son coucher et une première occasion de pratiquer. On essaiera de faire mieux demain.

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