Hooliganisme & émeutes dans les stades : pourquoi tant de violence ?

Après les événements tragiques de Port-Saïd il y a quelques jours, Justine revient sur les violences perpétuées dans les stades : comment le sport peut-il être le théâtre de tels affrontements ?

Les évènements sportifs peuvent parfois devenir les théâtres de violences et de drames populaires. En 1985, 39 personnes ont péri au stade du Heysel lors d’un match de football entre la Juventus de Turin et Liverpool. Il y a quelques jours, à Port-Saïd, des dizaines de personnes ont trouvé la mort lors d’affrontements à l’issue d’une rencontre entre équipes égyptiennes.

Comment les stades peuvent-ils se transformer en lieu de tous les défoulements ? Comment les supporters finissent-ils par prendre part à des émeutes d’une telle violence ? Comment devient-on un hooligan ?

Sans aborder les questions de responsabilités des acteurs impliqués dans les matchs (organisateurs, autorités, équipes de sécurité, politiques…), revenons ensemble sur les éléments psychologiques et sociologiques qui mènent des personnes ordinaires à faire preuve d’une violence non-ordinaire.

Avant toute chose, notons que les violences au cœur des rencontres sportives sont comparables aux crises urbaines classiques. Elles se cristallisent autour de trois facteurs :

  • le moment de crise (le match, un moment délimité dans le temps)
  • le lieu de crise (le stade, un espace physique permanent et localisable)
  • les acteurs de crise (les supporters)

Selon Comeron (1997), ces violences pourraient être observées au travers de cinq niveaux d’analyse.

Hooliganisme  meutes dans les stades : pourquoi tant de violence ? hooligans# 1 : le niveau individuel

Les comportements d’agressivité sont produits par un individu et en interaction avec des facteurs situationnels : autrement dit, pour qu’un comportement violent apparaisse, il faudrait qu’un individu X rencontre les éléments d’une situation X.

Au niveau de l’individu, plusieurs théories psychologiques tentent de nous expliquer l’origine d’actes violents. Selon Freud et sa théorie des pulsions, l’expression d’une pulsion agressive permettrait à l’organisme de revenir à un état de tension acceptable, nous « passerions à l’acte » pour diminuer nos sentiments agressifs.

Du côté de Lorenz (1969), l’agressivité serait inhérente à notre espèce, nous ne pourrions pas y échapper et nous devons trouver des moyens de nous débarrasser de ces instincts (le sport serait d’ailleurs l’une des solutions).

Pour Bandura et sa théorie de l’apprentissage social (1973), les comportements agressifs résulteraient d’un apprentissage, comme tout autre comportement social, et dépendrait des récompenses/punitions que nous avons obtenu suite à des comportements antérieurs.

Mais pour qu’un comportement agressif apparaisse, il faut que la situation s’y prête. Ainsi, la vision d’un spectacle violent pourrait instiguer des comportements violents chez les spectateurs (Leyens et Rimé, 1988) : en contexte de compétition, les tensions entre joueurs, entraîneurs et arbitres pourraient se répandre jusqu’aux gradins.

De la même manière, l’anticipation même du match (appelée « anticipation cognitive ») pourrait contribuer au risque d’éclatement de violences : les supporters échangent avant même le match (via internet et autres supports), les esprits sont déjà échauffés, la presse amplifie parfois les tensions à utilisant un champ lexical guerrier, en rappelant l’historique des relations interclubs, etc.

A partir de là, tu comprends bien qu’un coup de sifflet mal placé de la part d’un arbitre tête en l’air peut suffire à déchaîner les passions…

# 2 : Le niveau du groupe

a) à l’intérieur du groupe (dynamique intragroupe)

Dans les stades, gymnases et autres hauts lieux de rencontres sportives, le spectateur-supporter n’est pas seul, il est entouré d’autres spectateurs-supporters, avec lesquels il pourrait partager une identité commune. En ce sens, l’individu fait partie d’un groupe, groupe lui-même soumis à un système de normes et de valeurs (Comeron, 1990) : dans le hooliganisme, la norme est de diriger la violence uniquement envers le groupe rival et les valeurs sont la virilité et le soutien inconditionnel (et aveugle) au club et au groupe affilié. Si d’aventure l’un d’entre eux s’écartait de ce système, il serait mis à l’écart.

Malgré tout, pour Marsh, Rosser et Harre (1978), les violences dans les stades ne sont pas systématiquement dramatiques et les chercheurs distinguent deux types de comportements :

  • les violences réelles, violences physiques exercées sur autrui
  • « l’aggro », un type de violence symbolique, dont l’objectif est surtout d’humilier le clan adverse et d’avoir l’air violent (sans passer à l’acte)

Selon eux, les agressions ne dégénèrent que rarement, et le passage à l’acte serait une transgression de « l’aggro » : si les supporters seraient friands des déclarations d’affrontements et des discours de défiances, le passage à l’agression réelle ne ferait pas partie de la norme.

b) entre les groupes (dynamique intergroupe)

Comme abordé un peu plus haut, le contexte de compétition contribue largement à déchainer les passions (Shérif, 1965) : les groupes déprécient leurs adversaires et les marques d’hostilité à l’égard de ces derniers permettent de renforcer l’image positive du groupe d’appartenance. En ce sens, la dynamique intergroupale fonctionne par l’affrontement physique et s’appuie sur « une recherche de suprématie territoriale sur le terrain et médiatique face à l’opinion publique (Comeron, 1992).

#3 : Le niveau du groupe social

Dès 1960, les stades voient se former des sous-groupes de supporters, qui auraient des caractéristiques spécifiques : une parcelle de gradin comme QG, des encouragements forcenés envers leur équipe favorite… Les choses ne dégénèrent pas encore – ou par hasard, périodiquement.

A partir des années 70, la violence au sein des stades (qu’elle soit physique ou symbolique) devient préméditée, organisée par des noyaux durs de supporters – les futurs « hooligans »… Il y aurait alors deux matchs parallèles : la compétition sportive sur le terrain et la compétition dans les gradins, entre supporters opposants. Les premiers « skinhead » apparaissent, transformant les gradins en arènes de combats. Des mouvements similaires s’installent peu à peu partout en Europe, soumis à un phénomène de « mimétisme intergroupe » (Comeron, 1994) avec un objectif commun : être le groupe le plus craint (qui a dit « être celui qui a la plus grosse » ?).

A cette époque, les autorités interviennent et leur assignent le statut judiciaire « d’association de malfaiteur », tandis que les médias s’emparent du phénomène… Ce qui ne mènera que vers un renforcement de leur sentiment d’identité.

#4 : Le niveau de la foule

Je ne vous fais pas de dessin : la foule, en psychologie comme dans la vie quotidienne, c’est simplement le rassemblement d’une multitude d’individus. Individus suffisamment proches pour partager avec délectation la moindre odeur corporelle, des coups de coude innocents, des microbes, des regards désespérés, bref : une proximité suffisante pour qu’elle en arrive à pouvoir influencer leur comportement. Que celui/celle qui ne s’est jamais transformé-e en rugbyman pour rentrer à l’aise dans un tramway me jette le premier nuggets.

Venons-en au fait : dans la foule, ce n’est plus vous qui participez aux évènements, mais la foule qui contrôle votre participation, l’environnement social qui dicte votre conduite (Leyens, 1988), précisément parce que vous subissez un « processus psychologique de désindividuation » (Zimbardo, 1969). Pour faire simple, au sein d’une foule, nous sommes anonymes – donc nous craignons moins le jugement social, et la présence d’autrui va favoriser notre tendance à l’imitation.

Ces facteurs-là vont entraîner des modifications personnelles : notre sentiment de responsabilité est dilué, notre conscience et nos valeurs s’amenuisent… Bref, la foule facilitera l’apparition de comportements impulsifs, même si nous n’en avons pas l’habitude. Dans le cas des stades autres meetings sportifs, la foule pourra parfaitement créer un climat agressif auquel participera le plus pacifiste d’entre nous (ou au contraire, un climat festif auquel pourrait même prendre part Daria Morgendorfer).

#5 : le niveau sociétal

Pour certains auteurs/chercheurs/professionnels, l’hooliganisme et les comportements agressifs déviants au sein des compétitions sportives pourraient avoir des causes sociétales.

Par exemple, pour Taylor, l’hooliganisme est le symbole de l’opposition de la classe ouvrière en réaction à un « embourgeoisement » du football, c’est un mouvement de lutte, de résistance symbolique.

Explications : autrefois, le football était un sport populaire, pratiqué et apprécié des classes ouvrières. Peu à peu, il est devenu plus spectaculaire, a attiré plus de public, plus d’individus appartenant aux classes moyennes. De fait, les joueurs ont gagné plus, sont entrés dans un « star system » et se sont éloignés de leur public originel… Le sport a alors échappé au « contrôle » des classes populaires – qui, pour reconquérir leur territoire, ont transposé leur lutte vers les gradins.

Wahl et Lanfranchi rejoignent peu ou prou le même constat. Pour eux, le football professionnel s’est transformé en football business, ce qui a créé une distance sociale avec le public et isolé les joueurs des masses populaires. Par une étude datant des années 90, les auteurs ajoutent que la majorité des joueurs sont issus des classes populaires, ce qui leur donnerait un « rôle de médiateur social » : ils incarneraient finalement la revanche des pauvres sur les riches. Zidane, c’est juste l’histoire de Cendrillon, quoi.

Pour Ehrenberg (1985), l’hooliganisme serait une « rage de paraître », une volonté d’utiliser des comportements déviants pour sortir de l’anonymat. Pour le sociologue, l’hooliganisme serait un moyen d’expression et d’action pour les individus d’une classe au bas de la hiérarchie sociale et condamnée à le rester. Par la violence, les hooligans veulent être vus ici et maintenant et répondent à l’injonction normative de notre époque : il faut être quelqu’un et être le maître de sa propre vie.

Plus récemment, Walgrave et Van Limbergen ont plus ou moins rejoint cette conclusion, en considérant que les hooligans préféraient tout compte fait avoir une identité négative, plutôt que pas d’identité du tout, et qu’il seraient en réalité dans des situations de « vulnérabilité sociétale ».

Autrement dit, leurs conduites violentes proviendraient d’expériences négatives lors de contacts avec les institutions sociales, de la perspective d’un avenir sombre et cantonné à leur milieu social… Elles seraient un moyen de compenser ce manque de perspectives par l’excitation et l’identification, par l’association mentale à un club prestigieux et à un groupe de supporters qui terrifie jusqu’aux forces de l’ordre.

Récapitulons : au départ, il y a un individu, jean-Jacques, avec plus ou moins de pulsions agressives et plus ou moins de sentiments de frustrations. Jean-Jacques fait partie d’un groupe, ici les amateurs de football : il s’y identifie et adopte ses normes, valeurs et références. Ce groupe va souvent se trouver en situation de compétition, ce qui le mènera à se structurer en sous-groupes, selon la détermination de chacun. Au sein du sous-groupe le plus radical, le plus déterminé à soutenir « son » équipe, certaines conduites violentes apparaissent et il y a un « passage à l’acte groupal » – Jean-Jacques dérape et distribue des baffes. Ces comportements agressifs créent alors une compétition parallèle : l’affrontement est sur le terrain ET dans les gradins.

Peu à peu, les agressions deviennent ritualisées, c’est-à-dire que le gang de Jean-Jacques prémédite et organise ses actions (Jean-Jacques rameute ses copains sur des forums spécialisés). Les agressions sont en déviance par rapport à l’environnement social ; par conséquent, l’environnement social accorde au groupe qui émet les violences une reconnaissance sociale. Jean-Jacques et ses équipes sont identifiés aux yeux des politiques, des polices, du chalant, et ils vont adopter cette identité malgré son aspect négatif. Le gang informel de Jean-Jacques devient formel et reconnu.

Pendant leur action, ces groupes font partie d’un phénomène plus grand, la foule. Tout le monde subit un p’tit processus de désindividuation et des personnes lambdas se retrouveront à adopter ponctuellement des comportements destructeurs. Dans les gradins, parfois, lorsque les affrontements les plus dramatiques éclatent, il y a non seulement Jean-Jacques le sanguinaire et sa bande, mais aussi des messieurs-mesdames tout à fait ordinaires, poussés parfois vers des conduites agressives dignes des hooligans.

Pour aller plus loin

- La source, un article de Manuel Comeron
- Un article de  Pascal Moliner, professeur de psychologie sociale
- Un article du Point retraçant quelques histoires de stades et de morts


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