Grandir en deux langues

BILINGUISME -

 

 

 

Lapprentissage de deux premires langues ds la naissance na plus rien dexceptionnel. De nombreux parents nen continuent pas moins de se poser des questions sur ses consquences pour lenfant. Ces interrogations sont lgitimes, croit Fred Genesee, chercheur au dpartement de psychologie de lUniversit McGiIl. La langue nest pas seulement une aptitude cognitive, rappelle-t-il. Cest notre moyen privilgi pour dvelopper notre vie sociale, et cest lun des traits essentiels qui font de nous des humains. Ce psycholinguiste originaire de lOntario est venu au Qubec pour scruter de prs tous les scnarios de bilinguisme familial : parents issus de deux communauts diffrentes, parents dont la langue dorigine commune nest pas une des langues officielles du Canada, enfants adopts, etc. Que se passe-t-il dans le cerveau denfants levs en milieu bilingue ? Dans la littrature scientifique, rien ne laisse entendre que le cerveau des enfants en bas ge est conu pour napprendre quune langue la fois , rpond demble M. Genesee. Mais par quel processus un enfant sadapte-t-il ces situations ? Court-il des risques pour la suite de ses apprentissages ? Le bilinguisme est-il au contraire un atout cognitif ? Voici ses rponses.   

 

Fred Genesee est professeur au dpartement de psychologie de lUniversit McGill, Montral. Expert mondialement connu dans le domaine du bilinguisme, il a publi plusieurs livres sur le sujet. Lacquisition de la langue chez les enfants bilingues dge prscolaire ainsi que chez les enfants issus de ladoption internationale fait partie de ses intrts de recherche depuis de nombreuses annes.

 

Comment un bb apprend-il parler ?  

Fred Genesee

On en sait peu ce sujet ! Selon la thorie la plus rpandue, le nouveau-n percevrait des rgularits (patterns) dans les voix, et cest partir de cela quil commencerait babiller pour produire des blocs de syllabes, puis des mots, afin de former ses premires phrases.   

 

Si lenfant est mis en contact avec deux premires langues en mme temps, les mlera-t-il ? Ou alors, lune prendra-t-elle le dessus sur lautre ? Lacquisition de deux premires langues ds le jeune ge est aussi naturelle que le fait den apprendre une seule. Ce qui est dterminant pour la qualit de ce double apprentissage, cest lquilibre (50-50) dans le degr dexposition auquel lenfant sera soumis : autant de temps pour une langue que pour lautre. Lapprentissage dune des langues risque dtre partiel si lenfant lentend trop peu un tiers du temps tant un seuil critique. Bien sr, sa connaissance des deux langues et de leur complexit dpendra aussi de la qualit du langage de ses proches. Les rsultats reposent de faon trs concrte sur linvestissement en temps et en efforts des gens qui lentourent. Il ne suffirait pas, par exemple, de le mettre devant un tlviseur pour se dire quil va acqurir une deuxime langue !   

 

Apprend-il chacune de ses deux langues comme le fait un enfant unilingue ? Oui. Pour lessentiel, le futur bilingue traverse les mmes tapes quun enfant unilingue, dans lune et lautre langue. Mais en ralit, il apprend plus vite, puisquil na affaire chacune delles que la moiti de son temps. Lenfant bilingue et lunilingue vont donc babiller au mme ge, puis dire leurs premiers mots, leurs premires phrases complexes aux mmes priodes, etc. Des diffrences existent tout de mme parce quapprendre deux langues est plus complexe sur le plan crbral. Ainsi, la recherche a montr que des enfants bilingues de 15 mois avaient besoin de quelques mois de plus que les unilingues pour reconnatre des homophones ou des sons trs proches (par exemple vire et vert ).   

 

 

Ce double apprentissage affecte-t-il la richesse du vocabulaire ou encore la grammaire ? Les enfants qui apprennent deux premires langues conjointement glissent souvent de lune lautre. Cest normal, et cette tendance sestompera avec temps. La recherche dmontre que, mme sil joue entre les langues, lenfant distingue bien chacune delles. Sil les mlange, cest parce quil ne trouve pas le mot ou le concept quil voulait exprimer dans lune dentre elles : il va alors puiser ce quil cherchait dans lautre rservoir linguistique.

 

Du ct du vocabulaire, lenfant retient dabord les mots dans la langue o il les a appris. Donc, sil parle dessin en franais avec maman et voitures en anglais avec papa, son vocabulaire se forgera initialement, pour chacune de ces sphres, dans la langue dapprentissage. Si lon considre une seule des langues, le vocabulaire dun jeune bilingue parat en gnral moindre que celui dun enfant unilingue du mme ge ; mais si lon tient compte de ses deux langues, son vocabulaire global est quivalent, voire plus vaste. Afin de contourner ce qui peut sembler une faiblesse, les parents qui duquent leurs enfants dans deux langues multiplient souvent les jeux de vocabulaire, pour accrotre les occasions dapprentissage et ainsi diminuer leffet de cette division lexicale.

 

Du ct de la grammaire, ces enfants respectent trs tt la syntaxe (lordre des mots) dans chaque segment de phrase, en fonction de la langue quils parlent sur le moment. De plus, un autre lment important est ressorti dune de nos recherches, o nous avons fait interagir des enfants de 18 mois 4 ans avec des personnes quils ne connaissaient pas : les enfants identifient rapidement la langue prfre de leur interlocuteur, et ils adoptent celle-ci pour changer avec lui. Cest un signe trs clair que le cerveau reconnat fort tt les diffrences linguistiques et peut jongler avec les divers codes. On en a une preuve supplmentaire avec les fautes des enfants bilingues : ils en font, comme les autres, mais leurs erreurs restent cohrentes avec la langue dans laquelle ils sont en train de sexprimer. Autrement dit, ils ne feront pas de fautes typiques de langlais lorsquils parlent le franais, ni linverse.   

 

 

Est-ce quun enfant qui apprend deux premires langues aura plus de facilit en apprendre une troisime ? Je nai pas fait cette recherche. Mais on peut le prsumer sur la base dune tude mene au Pays basque, o les enfants apprenaient plus facilement langlais quand ctait pour eux une troisime langue, au lieu dune deuxime.   

 

 

Doit-on sinquiter plus particulirement pour les enfants qui prsentent un trouble du langage et qui sont plongs dans un environnement bilingue ? Bonne question ! Car les difficults de langage ont un impact sur la russite scolaire. On entend parfois dire quil vaut mieux napprendre quune langue dans la petite enfance, a fortiori dans le cas o son acquisition se rvle difficile. Mais les donnes scientifiques naccrditent pas cette opinion. Dans mon laboratoire, nous avons effectu une recherche sur des enfants de 7 ou 8 ans qui parlaient anglais et franais depuis toujours. Ces enfants prsentaient un trouble spcifique du langage, cest--dire non li un autre problme de nature cognitive. On a compar leurs rsultats avec ceux des enfants unilingues affects du mme trouble. Conclusion ? Les deux groupes vivaient leurs difficults avec la mme ampleur et les rsolvaient avec les mmes efforts. En dautres termes, un problme spcifique de langage nempche pas les enfants dapprendre deux langues en mme temps. Ils prouveraient les mmes difficults sexprimer sils napprenaient quune seule des deux langues.   

 

 

Faut-il opter pour la stratgie un parent, une langue ? Beaucoup de familles le font, car cest plus simple pour assurer un quilibre linguistique 50-50 sous leur toit. Mais rien nindique que dentendre son pre ou sa mre parler une langue puis une autre entranerait de la confusion chez un enfant. Dans dautres cas de figure, par exemple celui dun couple qubcois qui vit plusieurs annes ltranger, lusage dune seule langue la maison peut mme savrer une meilleure stratgie pour permettre aux enfants dacqurir leurs deux premires langues. Ceux-ci pourraient entendre le franais la maison, mais une autre langue la garderie, la pratiquer avec les amis, etc. et ainsi matriser les deux langues de faon gale aprs quelques annes.   

 

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Adoption : dinfimes squelles

Les enfants adopts, mme en bas ge, gardent de lgres squelles de la rupture linguistique quils ont connue, rvle une tude ralise par lquipe du professeur Fred Genesee sur des enfants adopts en Chine. Une premire recherche a tabli que, lge de 4 ou 5 ans, ces enfants avaient de la difficult retenir des mots (mmoire verbale) et manier le vocabulaire expressif celui quon utilise pour sexprimer soi-mme (par opposition celui quon entend). Une seconde recherche a mis en vidence que ces cueils subsistaient souvent lge de 7 ou 8 ans, aprs plusieurs annes dexposition au franais. Cette tude montre donc que la rupture linguistique a un effet persistant, mme quand elle survient en bas ge , dit Audrey Delcenserie, doctorante au dpartement de psychologie de lUniversit McGill. Attention cependant ! Ces enfants nauront pas pour autant des difficults scolaires. moins dtre spcialiste, on ne remarque quasiment rien en les coutant , poursuit Mme Delcenserie. Souvent mme, ils deviennent de trs bons lves, car les parents, ds leur arrive, auront compens lanne qui leur a manqu, le cas chant, en investissant beaucoup de temps et en les faisant participer des jeux axs sur le langage. Enfin, cette recherche confirme aussi ce quon savait dj : plus un enfant est adopt tard, plus il aura de difficults adopter sa nouvelle premire langue. L.F.  

 

propos recueillis par Laurent Fontaine

Magazine Enfants Qubec, avril 2011

 

 

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