Fink (Nadine) et Natchkova (Nora) (dir.). Histoires vives d’une faculté …

1Projet original, ce livre dessine le portrait d’une institution à partir de la transcription d’entretiens d’acteurs et d’actrices de la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FaPSE) de l’université de Genève. Réalisé pour le centenaire de l’institut Jean-Jacques Rousseau en 2012, il s’inscrit dans un ensemble de recherches portant sur l’institut et ses descendants dont certains ont pris des formes académiques plus habituelles. Ainsi, les éditrices annoncent qu’il s’agit : « [d’] une mise en commun de paroles multiples dans une structure organisée » (p. 7) et que « le dessein de l’ouvrage est de rendre compte de l’épaisseur humaine des parcours dans la FaPSE, des enthousiasmes, déceptions, moments difficiles et projets portés par les personnes qui la composent ; d’ancrer le passé dans le présent » (p. 13). La « grande histoire » de la Faculté est par ailleurs disponible dans deux ouvrages, l’un publié par le collectif ERHISE en 2005, La Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. L’institut Rousseau (1912) à la FPSE, 1975-2005 ; et l’autre en 2012 par Rita Hofstetter, Marc Ratcliff et Bernard Schneuwly, Cents ans de vie. 1912-2012. La Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation héritière de l’institut Rousseau et de l’ère piagétienne. Cet ensemble de travaux témoigne du dynamisme de la recherche collective menée à Genève autour de la recherche en éducation. L’audace méthodologique des histoires vives fait écho en creux aux prosopographies plus classiques réalisées en France depuis longtemps. En proposant des récits « bruts » mais ordonnés d’expériences de vie professionnelle, les auteurs de ce volume se situent dans le champ de l’histoire orale et s’inspirent de l’historiographie anglo-saxonne, notamment des travaux maintenant anciens (mais récemment traduits en français) de Studs Terkel sur l’histoire américaine. La perspective adoptée pour recueillir la parole des protagonistes est également redevable aux développements de l’histoire orale dans le domaine de l’histoire des femmes et du genre, du monde ouvrier et des mouvements de contestation. Ainsi cherche-t-on ici à sortir des schémas classiques de l’interprétation d’une institution académique pour prêter attention aux expériences subjectives sur un demi-siècle rythmé par des changements importants dans l’organisation de la recherche et de l’enseignement.

2Organisé en trois temps – 1950-1968 ; 1969-1983 ; 1984-1998 – le livre présente les récits de trente-trois personnes qui ont eu des responsabilités importantes dans la FaPSE. Pour introduire l’ouvrage, les éditrices précisent avec soin leur manière de travailler, qui respecte strictement le matériel enregistré pour garder une forme orale ; elles fournissent en outre « Quelques repères historiques » (p. 21-25) qui permettent de mieux situer les récits de vie présentés. Les dix-neuf hommes et quatorze femmes qui livrent ainsi leur histoire genevoise sont des enseignants-chercheurs, à l’exception de deux femmes, qui ont travaillé dans l’administration. La présence d’autant de femmes est le résultat d’un des partis pris des éditrices et non la traduction d’un environnement de travail particulièrement égalitaire. Ces personnes prêtent leur voix une histoire polyphonique où les rapports humains et la nature de leurs engagements professionnels priment sur les connaissances produites et transmises. Le résultat est un ouvrage vivant et attachant qui peut se lire de manière fort différente en fonction des intérêts des lecteurs et de leur degré de connaissance du microcosme institutionnel.

3Condensés en quelques pages chacun, les récits abordent sept thèmes qui ont été privilégiés lors des entretiens : l’arrivée à la faculté, les parcours personnel et professionnel, la recherche, l’enseignement, le moment de la thèse, l’institution elle-même, et l’ambiance au sein de celle-ci. Cette organisation permet de retrouver certaines constantes même si les expériences divergent beaucoup en fonction du sexe, des orientations scientifiques, des origines suisses ou étrangères et de la période d’arrivée dans la faculté. Les portraits ainsi dessinés sont très variés. Ils sont influencés par le rapport qu’entretiennent les enquêtés avec les grandes figures du moment et la place qu’ils occupent au sein d’une structure académique façonnée par des hiérarchies fortes et des règles implicites que le lecteur étranger ne saisit pas toujours. Dans ce sens, les récits des personnes venues de l’étranger, voire même d’autres cantons suisses, ou des personnes qui se sont senties marginales en raison de leur champ de recherche ou parce qu’elles étaient femmes sont parmi les plus stimulants, dans la mesure où ils proposent des formes de comparaison avec les profils des hommes genevois (phénomène que les éditrices n’ont pas mis en lumière dans leur courte introduction).

  • 1 Pour en savoir plus sur les personnalités marquantes décédées, voir http://www.unige.ch/fapse/centenaire/personnes.html.

4Le livre ne permet pas de tirer des généralisations des expériences racontées mais il montre néanmoins l’importance de l’esprit impulsé par les maîtres du lieu, à commencer par le Patron (Jean Piaget) qui prend sa retraite en 1971, puis par « Mike » Huberman (1941-2001) qui a permis aux sciences de l’éducation d’occuper une place plus importante aux côtés de la psychologie. Ceux et celles qui témoignent sont dans l’ensemble satisfaits, voire heureux, de leur long passage entre les murs d’une faculté qui a changé plusieurs fois de lieu. Cette satisfaction est cependant en partie le résultat du projet éditorial et du processus de fabrication du livre. En effet, une première annexe indique 70 personnes « pour qui un entretien a été envisagé ou réalisé ». Deux sont décédées pendant la récolte de données (Pierre Bovet et Ariane Étienne), d’autres ont refusé, mais le lecteur ne sait pas lesquels, et enfin dix des quarante-trois interviewés n’ont finalement pas souhaité que leurs paroles paraissent. Les « absent-e-s », comme l’écrivent les éditrices, pèsent néanmoins sur le produit final et interrogent le lecteur extérieur. Leur absence est-elle le signe des oppositions et des tensions dont certains récits rendent compte ? De quelle manière leurs témoignages auraient-ils changé la compréhension du fonctionnement institutionnel, ses succès et ses échecs ? De façon générale, le lecteur extérieur au milieu genevois aimerait en savoir plus sur les « absent-e-s » qui paraissent si fréquemment dans les récits publiés et qui ont marqué leurs collègues, par exemple Michael Huberman, Barbara Imhelder, Laurent Pauli, ou Laurence Rieben1. L’index des noms de personnes citées est fort utile et permet des recoupements intéressants, mais pour mieux comprendre l’histoire de cette institution qui a connu son heure de gloire sous le règne de Piaget il faut se tourner vers d’autres livres. Reste que celui-ci propose un regard passionnant sur la manière dont les personnes ont vécu leur engagement dans une faculté pluridisciplinaire soumise à de fortes recompositions dans le dernier quart du XXsiècle.

5NB : pour la liste des personnes dont les récits constituent le livre, voir http://www.antipodes.ch/​histoire/​202-histoires-vives-dune-faculte.

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