Eté 1942 : “Un village français”, saison 4

A quoi tient le succès d'Un village français, qui revient sur France 3 pour une quatrième saison très attendue ? A sa façon habile de mêler grande Histoire et romanesque. Mais aussi, et surtout, à ses personnages attachants pris dans la tourmente de l'Occupation. En faisant appel, dès la fin de la deuxième saison, à Violaine Bellet, scénariste pionnière en France de la psychologie appliquée à la caractérisation des personnages, Frédéric Krivine, co-créateur et auteur principal de la série, a misé sur la justesse et la profondeur de ses héros pour créer l'addiction. Pari gagnant dont Violaine Bellet nous explique les coulisses dans une interview, suivie d'une analyse psychologique de six personnages au cœur de cette saison marquée par les grandes rafles de l'été 1942.

 

Que peut apporter la psychologie aux personnages des séries françaises ?
En France, la tradition veut que les personnages soient d’avantage définis selon leur ancrage social que leur psychologie. Lorsque que j'étais étudiante à la Fémis, on nous demandait : « quel est le milieu du personnage ? A-t-il de l'argent ? A-t-il fait des études ? Quel est son contexte familial ? » Aux Etats-Unis par exemple, mais aussi en Angleterre, l'approche du personnage est d’avantage psychologique, presque indépendamment du milieu: dans un commissariat par exemple, un flic pourra être maladivement angoissé à l'idée de ne pas plaire, bref avoir une problématique personnelle qui n’a rien à voir avec son contexte socio-professionnel. Ce genre d’approche permet de rendre les personnages attachants et de tendre vers l’universalité. Un contexte social est particulier, circonstanciel. Une problématique psychologique est intime, mais aussi universelle. Elle renvoie à l’humain qui est en nous ou celui qu’on fréquente : notre ami, notre voisin. Ainsi en France, nous avons l'habitude de séries dites « bouclées ». Ce sont des séries où le personnage principal n'est pas très caractérisé, qui a des problématiques assez simples, et qui n'évolue pas. Il arrive un évènement extérieur (meurtre, disparition...) et à la fin de l’épisode, l’enquête est résolue par notre personnage. Les séries américaines sont construites tout autrement : le héros a une problématique psychologique forte qui évolue au cours de la série. L’intrigue liée aux personnages rebondit à la fin de l’épisode et appelle une suite. Si la caractérisation a bien été travaillée, ces rebondissements pousseront le personnage dans ses retranchements, là où la curiosité du spectateur ne pourra pas « décrocher », incitant ce dernier à regarder la suite. Creuser la psychologie des personnages permet donc de provoquer son addiction à la série.


Quel est l'intérêt de cette approche ?
En France, contrairement aux Etats-Unis, on a peur de charger la barque des pathologies. On a tendance à penser que les téléspectateurs ne vont pas s'attacher à des héros trop perturbés, que le téléspectateur lambda, avec sa morale et sa bonne conscience, ne va pas s'identifier à un personnage comme Walter White dans Breaking Bad, qui bascule dans la drogue, ou Dexter qui commet des crimes... C’est parfaitement faux parce que d’une part nous sommes tous beaucoup plus dérangés que nous le croyons, et que d’autre part, nous sommes poussés à regarder des séries pour observer (non sans un certain voyeurisme et sadisme inconscient) des personnages dont les problématiques, pour être emblématiques des nôtres, doivent être précisément exacerbées. C’est le côté « bigger than life » qu’osent les Américains et que nous n’osons pas.
Avec Un village français, Frédéric Krivine est un des premiers scénaristes à ne pas hésiter à construire des personnages dont les problématiques sont assez chargées. Sur un plan narratif, cela permet de pousser les curseurs beaucoup plus loin. Les personnages peuvent avoir un véritable « parcours » qui ne s’épuise pas au cours des saisons, qui surprend tout en restant cohérent. Cela évite de se retrouver sans plus savoir que faire à la fin de la saison 2, et de décider qu’un personnage tout à coup « pète les plombs » et tue quelqu’un pour faire rebondir l’intrigue, sans qu'aucun indice n'ait été semé pour suggérer cette évolution.

Pourquoi est-ce si difficile d'imposer ces personnages « bordeline » ?

Comme l’analyse très bien Frédéric Krivine, il y a une posture presque « politique » dans le fait d'affirmer qu'un téléspectateur puisse s'identifier à des personnages aux pathologies lourdes, à des sadiques, à des pervers... C'est sous-entendre qu'il ne faut pas forcément gratter beaucoup pour trouver chez des individus parfaitement intégrés des pathologies lourdes, que nous sommes entourés dans notre quotidien d'individus qui présentent des troubles psychiques assez costauds – et dont on peut ainsi retrouver des reflets dans la fiction. Quelque part cela revient à dire que nous sommes tous des psychopathes en puissance, que les fous ne sont pas tous dans les asiles : le fonctionnement lisse de la société est remis en cause.

Quelles sont les bases de la caractérisation psychologique d'un personnage ?
J'ai étudié la psychologie pendant dix ans, et participé à de nombreux groupes de thérapie. J'ai ainsi pu repérer dans le « bestiaire humain », (une image que je reprends du vocabulaire de Frédéric Krivine ), des champs de cohérence dans les comportements, dans la façon dont les gens se choisissent, forment des duos, des couples, des équipes, ou au contraire dans la façon dont ils s’évitent. Il existe des « grands groupes de comportement » qu’on retrouve quoi qu’il arrive et qui m’ont permis de me représenter une « palette de fonctionnements humains ». Maîtriser ce répertoire des pathologies et ses mécanismes constitue un outil précieux pour un scénariste : il va pouvoir caractériser ses personnages précisément et élaborer des problématique cohérentes et universelles autour de lui. Pour ce faire, il pourra par exemple trouver les failles archaïques qui viennent de la toute petite enfance: a-t-il été désiré, sécurisé, reconnu, aimé ?. Sans entrer dans les détails, on se demande à quel endroit ça a pêché et ce que cela induit chez lui comme comportement, ce en quoi ce qu’il va vivre sera une tentative de réparation de ses manques, des failles qui l’ont paradoxalement construit. Cela a une incidence directe sur la dramaturgie puisque du coup, on va imaginer ce qu’on pourrait lui faire traverser comme évènement pour réactiver ses failles, les approfondir, obliger le personnage à les dépasser ou à évoluer...  L’auteur connaît son personnage au plus profond de son intimité, comme souvent l’auteur ne se connait pas lui-même... c’est un outil puissant. Il garde cela en tête pour écrire n’importe quelle séquence. Un personnage, quand on connait l’alchimie dont on l’a fait, n’est plus un personnage. C’est une bombe. Et l’action, un détonateur qu’on s’amuse à actionner avec plus ou moins d’intensité...

Dans Un Village français quel rôle joue la situation historique particulière qu'est l'Occupation ?

L'Occupation fait monter la température dans la cocotte minute des pathologies. Mais ce sont des événements plus personnels, renvoyant à quelque chose d'affectif, qui poussent véritablement les personnages à évoluer. Ce tricotage des petits destins avec la grande histoire est passionnant. Il fait la richesse de la série et répond à une double attente du spectateur : celle de se voire raconter une histoire qu’il connait déjà (la grande histoire documentaire) et celle d’être surpris par des histoires dont il ignore tout de la suite (celle des personnages fictionnels).
D’un point de vue psychologique, le fait de se voire raconter une histoire, par exemple en regardant une série, répond à deux besoins , très régressifs, que l’on retrouve dans la fameuse histoire qu’on nous racontait quand on était petit: être rassuré (on nous l’a déjà racontée la veille pour s’endormir) et être surpris (on nous la raconte différemment, avec un autre ton, une variante, un détail supplémentaire). Nous avons travaillé à ce que la série réponde à ces deux besoins fondamentaux. Il nous est apparu intéressant aussi de mettre en résonance la grande Histoire et les comportements individuels, et d'en révéler ainsi les paradoxes. Prenons l'exemple de Marcel, le militant communiste engagé dans la Résistance. Il va sacrifier sa vie pour sauver la France. Dans la perspective de l'Histoire avec un grand « H », c'est un héros, mais à l'échelle de sa petite histoire personnelle, il va être capable d'abandonner son fils Gustave pour entrer dans la clandestinité et sera perçu quelque part comme un psychopathe (c'est à dire quelqu'un qui se trouve dans l'incapacité d'éprouver des émotions empathiques pour ses proches). A l'inverse, un père très protecteur avec sa famille pourra aller vers la collaboration dans le but d'obtenir de la nourriture pour les siens... Il sera ainsi un héros de sa petite histoire, mais un bourreau de La grande Histoire avec un grand H. Tout est relatif dans le monde de la guerre comme celui de la psychologie. Il n'y a pas de jugement moral. Il y a des mécanismes d’adaptation à un contexte, des mécanismes de défense, de survie : avec la psychologie, on est dans le domaine de l'amoralité.

Un village français est aussi une série qui parle du couple... et qu'est ce que le couple sinon une forme d'occupation ? On envahit un territoire, ou notre territoire est envahi ; une partie de nous collabore, l'autre résiste... Car nous ne voulons pas renoncer à notre identité psycho-patriotique ! Et parfois, on trouve un équilibre. Dans tous les cas, c’est un combat. Nous montrons beaucoup de couples en état de dysfonctionnement dans la série. Nous rappelons à travers ça que la guerre est protéiforme. Que le danger extérieur, l’envahisseur objectif, l’allemand armé, est presque secondaire, en tous cas souvent noyé dans les problématiques internes encore plus oppressantes et tiraillantes de l’ intimité qui elle, ne nous laissent pas de répit. Pas de trèves.

Dans la série, les personnages de femmes semblent plus « chargés » que les rôles masculins...
C'est vrai que les personnages féminins sont assez chargés. Cela tient beaucoup à l'époque et nous l’avons joué ainsi: la liberté des femmes était restreinte et elles n'avaient pas la même possibilité qu’ aujourd’hui de satisfaire leur désir et leur pulsion. On a donc imaginé qu'elles glissaient dans le refoulement ou la compensation. L'hystérie apparaît alors comme une voie presque inévitable d’expression de la pulsion. C'est une vision de l'auteur, Frédéric Krivine, que je n'ai pas démentie parce qu'elle s'inscrit de façon logique dans le contexte et le reflète. Cela dit, il y a un personnage féminin parfaitement équilibré sur un plan psychologique dans la série : il s'agit de Sarah (l'ex-domestique des Larcher), que j'aime beaucoup parce que dans la vie, on croise peu de gens comme ça. Mais ferait-elle un bon personnage principal de série ? Je n’en suis pas certaine... Cela revient à appuyer ce que nous disions au début : plus les personnages sont frappés plus on s’y attache. Et d’ailleurs, n’est-ce pas un peu la même chose dans la vie ?

Savez-vous déjà comment chaque personnage va évoluer ?
Disons que l’arche des personnages est quasiment écrit pour certains. Pour d’autres, on sait à quelle situation on va les confronter mais on ne sait pas toujours comment ils vont résoudre leurs problématiques. Avec les auteurs, nous avons envie de nous laisser la possibilité, comme dans la vie, de prendre un chemin ou l'autre au moment de l'écriture de la scène. Tout peut se jouer à un détail, un regard...

Dans quelle mesure le téléspectateur a-t-il besoin de comprendre l'histoire personnelle des personnages pour s'y attacher ?

En tant que psy, bizarrement, les explications ne m'intéressent pas. Le téléspectateur non plus n'a pas besoin d'explication, ni de flash-back pour comprendre. Il perçoit intuitivement si un personnage est cohérent, s'il « existe » ou pas. Nous sommes tous des psy intuitifs et empiriques : toute notre vie nous avons accumulé des informations au contact des autres et nous les avons synthétisé inconsciemment pour nous trimballer avec une grille de lecture, celle de notre expérience... C'est grâce à cela que l'on s'oriente dans la vie : tel gestuel, tel comportement nous parlent ou nous donne envie d’éviter celui qui l’a fait. A ce sujet, Frédéric Krivine a une métaphore très juste : quand elle voit un lion dans la jungle, une antilope n'a pas besoin de se dire qu'il s'agit d'un grand prédateur, qui court à telle vitesse, et qui se nourrit de telle proie... Elle voit une forme qui fait « grrr » et elle sait qu’il faut partir en courant. De même, un téléspectateur n'a pas besoin de savoir qu'un personnage est un pervers, ou qu'il a été traumatisé par sa mère, pour éprouver une émotion devant lui. Il suffit que celui-ci soit construit et exposé d’une manière cohérente ... En résumé, il n'y a pas besoin de donner la définition du lion au spectateur si on veut qu’un lion fasse peur. Mais il faut soi-même bien la connaitre pour éviter de faire un lion rose, sinon, ça ne marche pas. Or il y a encore beaucoup de lions roses dans la fiction française aujourd’hui, et même des antilopes vertes !

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