Energie pulsionnelle





Psychologie politique

Du bon et du mauvais usage de la transgression
Journal numérique

Philippe Braud, politologue

Philippe Braud, politologue

Ce que l’on veut, ici et tout de suite. Voilà, en résumé, ce que la psychologie entend par le “ça” ; cette énergie pulsionnelle et égocentrique présente en chacun et que le sur-moi – ce bouclier mental fait d’une accumulation de règles intériorisées – permet de contrôler jusqu’à aboutir au “moi”, l’état de compromis qui, en théorie, permet à chacun de nous de vivre pas trop frustré mais dans la limite des règles. “De maintenir une certaine maturité psychique”, résume le psychanalyste Norbert Chatillon. Maturité à laquelle, force est de le constater, tout le monde ne parvient pas, certains profils présentant une insuffisance flagrante du sur-moi. Autrement dit, une incapacité à maîtriser pulsions égocentriques et désirs immédiats.

Particulièrement concernés, tous ceux qu’un statut “à part” maintient dans l’illusion d’une forme de toute-puissance. Norbert Chatillon connaît bien le phénomène et les tempéraments qui s’y trouvent le plus exposés. “Généralement des individus à l’intellect et à l’énergie surdimensionnés, à qui une surexposition médiatique, un trop grand pouvoir d’influence ou une position élevée dans la hiérarchie sociale donnent l’illusion d’être intouchables et donc, autorisés à laisser libre cours à leurs pulsions.”

Un portrait type auquel correspondra aussi bien le président d’une amicale de pétanque locale -l’important étant moins le pouvoir détenu que la conviction qu’aucun contre-pouvoir ne peut le brider – que bon nombre de politiques. Ces figures d’exemplarité supposées qui, de plus en plus fréquemment, présentent la particularité d’un “sur-moi” défaillant et d’un “ça” écrasant.

L’illusion de la toute-puissance légitime
A l’origine du déséquilibre, encore et toujours cette conviction d’être inattaquable. “Quand Nicolas Sarkozy est élu avec une majorité absolue à l’Assemblée, cela signifie qu’aucune forme réelle de contre-pouvoir ne vient s’opposer à lui. Ce qui lui donne l’illusion que tout est permis”, explique Norbert Chatillon qui rappelle que les mêmes effets découlent d’une position élevée, à la tête d’une institution reconnue par exemple – comme DSK avec le FMI – ou d’une réputation d’expert sur un quelconque domaine. Quelle qu’en soit l’origine, l’essentiel tient au sentiment de toute-puissance et à l’assurance que celle-ci est légitime.

Ce qui est notamment le cas lorsque la loi même prévoit l’immunité pour certains politiques. Une précaution qui revient à les placer au-dessus des lois humaines et sociales et les conforte, tout naturellement, dans leur illusion de pouvoir absolu. Difficile, dans ce contexte, de maintenir une distinction entre ça et sur-moi. Entre ce dont j’ai envie et ce qui m’est autorisé. “C’est dans la disparition de ces frontières psychiques que survient la transgression, indique Norbert Chatillon. On entre alors dans le “tout, tout de suite, pour moi” assorti, et c’est là le plus inquiétant, d’une conviction sincère d’y être autorisé.” De là, le risque accru de dérapages. Ceux-ci peuvent prendre une forme extrême – exemple : les exactions régulièrement commises en temps de guerre lorsque des hommes armés et investis d’une légitimité militaire “cèdent à des comportements pulsionnels” -, choquante ou simplement dérangeante. Des transgressions à géométrie variable mais qui, toutes, marquent une rupture avec les codes en vigueur. Que ceux-ci soient légaux, moraux ou sociétaux.

Rupture de codes
Différentes catégories d’infraction aux règles qui ne produisent pas les mêmes effets. Certaines se contentant de bousculer ce que Norbert Chatillon appelle “les us et coutumes” – ce qui est le cas lorsque Nicolas Sarkozy rompt avec le protocole en étant le premier président à divorcer dans l’exercice de ses fonctions ou en s’autorisant un langage grossier en public – lorsque d’autres vont à l’encontre “des lois sacrées” – ce qui se produit lorsque certains comportements de DSK révèlent une forme de violence machiste. Les premières surprennent, au pire déplaisent ; les secondes choquent. Une différence d’appréciation majeure qui fait que, comme le résume Philippe Braud, politologue et spécialiste des dimensions émotionnelles dans la vie politique, “cela passe ou pas”.

“La transgression se définit moins par l’acte que par la façon dont celui-ci est perçu, explique-t-il. Ce qui compte c’est le code qui est violé et l’importance que l’opinion lui accorde à l’instant où il l’est.” Et les codes étant en perpétuelle évolution, ce qui choquait dans les années 1970 – des féministes brûlant leur soutien-gorge en public ou des homos en guêpière défilant sur les chars de la première Gay Pride – a peu de chance de le faire aujourd’hui, les “bonnes moeurs” ayant cédé la place aux valeurs républicaines dans l’attachement collectif. Au point que leur porter atteinte fera aussitôt entrer la transgression dans le domaine de l’inacceptable.

“Il y a transgression s’il y a stigmatisation par l’opinion. Si l’acte ou la parole suscite indignation, angoisse, condamnation, etc., poursuit Philippe Braud. Ainsi lorsque Le Pen évoque un “détail de l’Histoire”, il est dans une transgression de langage qui véhicule une transgression de valeur ; ce qui devient inacceptable.” Même chose lorsque DSK est accusé d’avoir transgressé les lois et, à travers elles, d’avoir “porté atteinte à l’humain”. Contrairement aux transgressions “formelles” de Nicolas Sarkozy qui, résume Norbert Chatillon, “restent à un niveau socialement acceptable car elles se contentent de faire bouger les lignes sans porter atteinte aux fondamentaux actuels”.

Mieux, elles peuvent, dans certains cas, être perçues comme une forme d’avancée sociale. Ce qui est le cas, par exemple, lorsque Bertrand Delanoë rompt avec le consensus pour révéler son homosexualité ou lorsque Henri Giscard d’Estaing annonce vouloir changer le rythme de La Marseillaise. “Ces transgressions peuvent déplaire mais elles sont surtout perçues comme une manifestation de modernité. Dans ce cas, elles apportent un gain réel de notoriété”, résume le psychanalyste. Rien à voir avec celles qui, “à susciter trop d’indignation, enferment leur auteur dans une catégorie”.

Levier politique
Jean-Marie Le Pen en sait quelque chose, lui qui y a perdu toute respectabilité. “Dans les années 1970, il a eu recours à la transgression pour s’imposer dans le débat public, se souvient Norbert Chatillon. Cela a fonctionné mais a eu pour effet de faire de lui un acteur non fréquentable.” Un gain et un coût à peser soigneusement donc, surtout lorsque l’on n’est plus un “entrant” dans le jeu politique, souligne Philippe Braud. “Quand on est déjà haut placé dans l’establishment et que l’on a donc beaucoup à perdre en terme de réputation et d’image, il y a peu d’intérêt à en user, estime-t-il. En revanche si l’on est peu connu et que l’on cherche à exister en gagnant en médiatisation, elle peut s’avérer un outil de communication très efficace.”

D’autant plus recommandé que, chacun y ayant recours, ceux qui s’en abstiennent courent le risque de passer pour des mous ou, pire, pour des prisonniers du système. A condition, encore une fois, de s’en tenir au domaine de l’acceptable. De bousculer les codes – à la Georges Marchais, à la Mélenchon ou, depuis peu, à la Philippe Poutou (qui a connu un bond de notoriété en déclarant “se faire chier dans cette campagne”) – sans porter atteinte aux valeurs.

Parfait exemple de la transgression efficace : celle commise par François Bayrou lorsqu’en pleine campagne présidentielle de 2007, il administre une gifle au gamin qui fouille ses poches. D’inacceptable et violent à première vue, le geste va se transformer en formidable levier de popularité pour le candidat ; mettant ainsi en évidence l’attachement fondamental de l’opinion au principe d’autorité, décrypte Philippe Braud pour qui l’épisode prouve la capacité de la transgression “à révéler une réalité sociétale”. Même lorsque celle-ci se trouve enfouie sous des couches de politiquement correct.

Par Caroline Castets

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