Claude Lorin aime la langue française, sa richesse, ses nuances. Il débute son essai par un pamphlet à l’encontre du terme "stress", utilisé à tort et à travers, à toutes les sauces, alors que la palette de nos angoisses est d’une infinie variété. Le ton est donné. Non, le "stress" n’est pas l’ennemi n°1, contrairement à ce que tendent à nous faire croire les étalages des librairies et les séminaires de développement personnel. "A lire ou à écouter certains spécialistes, il faudrait être confit en habitudes (car l’imprévu, ça stresse!), n’être ni contrarié, ni frustré, ni fatigué, ni impatient, mais toujours cool, relax, avoir le cœur qui bat (mais pas trop!), bien dormir, bien respirer, n’avoir ni haut ni bas, vivre sans trop d’éclats comme à l’accoutumée, en se maintenant dans une douce ambiance zen et en restant immuable et insensible à l’opinion des autres! (…) Sommes-nous voués à vivre comme des timorés déguisés en yogi et à faire semblant d’exister?" s’insurge le professeur.
Le propos n’est pas seulement de redonner à nos émotions dites "négatives" leurs lettres de noblesse, mais aussi de les étudier en profondeur. L’auteur passe ainsi en revue les différentes sortes d’angoisse (d’abandon, de morcellement, de castration, du 8e mois chez le nourrisson, etc), leur appréhension par les spécialistes depuis l’Antiquité, et les limites du traitement psychanalytique. Bien loin de prôner l’éradication de nos tourments intérieurs, l’auteur en démontre magistralement l’utilité. Sous sa plume, le plomb se transforme en or.
Et les arguments ne manquent pas! Les horreurs de la guerre, le "stress" enduré par des bataillons voués à la mort en 14-18, a ainsi donné naissance à des Henri Barbusse, des Cendrars, des Charles Péguy, des Apollinaire ou des Aragon. Des drames familiaux innommables, des atrocités inimaginables, des douleurs incommensurables, ont nourri quelques-unes de nos plus grandes figures littéraires, comme Nerval, Poe, Kafka, Hemingway, Marguerite Duras ou Françoise Sagan. Claude Lorin, dans un dernier chapitre aussi malicieux que convaincant, démontre que nos angoisses sont aussi source de nos plus belles créations artistiques ou scientifiques. Sans en minimiser la férocité ni l’impact, il met en évidence l’aspect lumineux de nos détresses, pour peu qu’on en fasse quelque chose. Pour autant, il écarte tout généralisation: "L’angoisse n’est pas toujours soluble dans l’art ou la littérature".
Cet essai se révèle une pépite pour les amoureux de littérature mais aussi, plus largement, pour ceux qui cherchent à comprendre le fonctionnement humain dans sa complexité. On en ressort apaisé, cultivé et confiant. A lire sans modération.