Economique et Social : Psychologie. Daniel Kahneman cherche à … – Ouest

Pour l'Américain Daniel Kahneman, inventeur de l'économie comportementale, deux « personnages » se partagent notre esprit. L'un est rapide et intuitif, l'autre lent et logique. Leur incessante rivalité nous rendrait inaptes à être heureux. Portrait.

Son français est étonnamment parfait. Pourtant, c'est en anglais qu'il répond aux questions des journalistes. Et dans cette salle de classe du campus Jourdan, au modernisme un peu daté, la conférence de presse se transforme en cours magistral.

« J'étais enfant lorsque j'ai quitté la France », révèle Daniel Kahneman, 78 ans, aux étudiants de l'École d'économie de Paris. Il pose sa montre sur le pupitre. « Ce livre ne vous rendra pas plus intelligents car cela ne m'a pas rendu plus intelligent de l'écrire », dit-il en parlant de son dernier essai.

Nobel d'économie avec Vernon Smith en 2002, l'ancien professeur de Princeton (New Jersey) pratique volontiers l'autodérision. Grand, souriant mais carré, lunettes élégantes, il a l'allure assurée de ces nouveaux Américains qui n'ont peur de rien. Surtout, « ne pas faire confiance à ses impressions », s'amuse-t-il.

Comme ce jour de fin 1941 ou début 1942, il ne sait plus très bien. Né par hasard à Tel Aviv, il réside dans la capitale française avec ses parents, des Lituaniens qui s'y sont réfugiés dans les années 20.

« Alors que je marche dans la rue, après le couvre-feu, un SS au redoutable uniforme noir s'approche pour me serrer dans ses bras. J'étais terrifié à l'idée qu'il remarque mon étoile jaune sous mon pull. Puis il sort de son portefeuille la photographie d'un petit garçon. Je suis rentré à la maison plus convaincu que jamais que ma mère avait raison : les gens sont infiniment compliqués et intéressants. »

Le système du lièvre et de la tortue

Cette expérience fondatrice détermine son cursus. En 1954, il est diplômé en psychologie et en mathématiques de l'Université hébraïque de Jérusalem. Sa famille y a émigré après la mort du père adoré durant la guerre.

C'est à Berkeley, aux États-Unis, qu'il obtiendra son doctorat, sept ans plus tard. Entre deux, instructeur dans l'armée israélienne, le soldat Kahneman a mis au point des batteries de tests afin d'évaluer les aspirants officiers dans leur conduite au combat.

« J'étais aussi qualifié pour cette mission que pour construire un pont sur l'Amazone », se souvient-il. Quarante-cinq ans après, invité par le commandant de la base, il s'apercevra que les procédures de recrutement n'ont presque pas changé.

Les acquis de ses découvertes en psychologie, Daniel Kahneman, qui croit aux vertus des conversations autour de la machine à café, les intègre ensuite à l'économie, en introduisant une « variable d'irrationalité ». Désespérant les inconditionnels du libéral Adam Smith, il travaille sur cette thèse avec Amos Tversky, un spécialiste en psychologie mathématique.

Le champ de « l'économie comportementale » est ouvert. « Il nous a été reproché d'avoir une vision injustement négative de l'esprit humain. » Deux systèmes régissent notre façon de penser, insiste le chercheur. Le système 1, dit heuristique, est rapide, intuitif et émotionnel. Il sert à la découverte. Le système 2 est plus lent, plus réfléchi, plus contrôlé et plus logique. Il évite les bêtises.

Le problème, pour le Pr Kahneman, c'est « notre tendance à interpréter les événements en fonction de ce que l'on connaît déjà et notre incapacité, inversement, à raisonner statistiquement, en tenant compte des contingences ».

Résister à un gâteau au chocolat

C'est sans doute pourquoi il est plus difficile de résister à un gâteau au chocolat quand on exécute un calcul complexe ; pourquoi les sociétés dont le nom se prononce vite démarrent mieux en Bourse ; en quoi notre vote est influencé par l'emplacement du bureau et à quel point la peur de se tromper ou, au contraire, une confiance excessive s'imposent dans les stratégies d'entreprises.

Cette volonté de comprendre le processus de décision chez l'être humain a conduit tout droit Daniel Kahneman à l'hédonique, la science des facteurs qui rendent heureux. Lui vit cet idéal avec sa femme Anne Treisman, une psychologue enseignant également à Princeton, et leurs quatre enfants depuis 1966. « Mesurer le bien-être, c'est politique. »

Dans une récente enquête sur la relation entre la richesse et le bonheur, il constate, avec une naïve évidence, que l'argent le fait assurément... jusqu'à un certain point.

Le seuil ? 75 000 dollars par an (57 000 €). Si votre revenu est supérieur à cette somme, inutile donc de vous évertuer à vouloir plus. Les décideurs qu'il va côtoyer, en janvier, au Forum économique mondial de Davos, gagnent bien davantage. « Il paraît que le bonheur n'est pas l'objectif, il est probable que c'est une erreur. » En êtes-vous sûr Pr Kahneman ?

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