De quoi le Super Bowl est-il le nom : le football américain et le …


De quoi le Super Bowl est-il le nom : le football américain et le « Mythe de la frontière ».

Blog Animations et connaître publié Vendredi 27 janvier 2012 par Stéphane Duchêne consulté 141 fois

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Le 5 février aura lieu la grande finale du Super Bowl, l'événement sportif le plus regardé chaque année aux Etats-Unis. Tentative de décryptage d'un sport profondément ancré dans la culture populaire américaine.        

« Les vrais conducteurs des peuples sont les traditions et ils n'en changent facilement que les formes extérieures ». Gustave LeBon, Psychologie des foules.

Dans un épisode des Simpsons qui se déroule pendant le Super Bowl, la grande finale du championnat professionnel de football américain, le révérend Lovejoy félicite à haute voix les trois ou quatre ouailles restées fidèles à Dieu en ce dimanche où toute l'Amérique est rivée à sa télé pour assister au Super Bowl, justement. On entend alors une voix au fond de l'église s'écrier « Merde, le Super Bowl » et les bruits de pas précipités du type qui part en courant. Aux Etats-Unis, le Super Bowl c'est cet unique moment où le ciel peut attendre, où l'Eglise fait place au temple et à la religion du sport. Car le Super Bowl, et par là le football américain, est une religion nationale et bien plus encore.

Vivement Dimanche

Faut-il y voir un symbole ? Toujours est-il que le football (à ne pas confondre avec le soccer donc) est le seul des quatre sports américains où les matches sont systématiquement joués, à raison d'un par semaine (16 matches en 17 semaines), le dimanche. Ce n'est donc pas un hasard si le titre original de l'un des plus films les plus spectaculaires et les plus réalistes sur le football américain, L'Enfer du Dimanche, est Any Given Sunday, soit expression pour expression: « chaque dimanche que Dieu fait », un titre qui appuie la dimension religieuse et mythique de ce sport.

Au point que les joueurs contribuent parfois à l'accentuer volontairement ou non. Cette saison, Tim Tebow le quarterback (équivalent du meneur de jeu ou du demi-de mêlée et joueur clé de l'équipe) des Denver Broncos a incarné plus que quiconque le caractère quasi religieux du football américain.

Tebow c'est l'histoire d'une résurrection comme les Américains en raffolent : promis à un destin de loser après des débuts professionnels difficiles, le quarterback des Broncos est devenue une icône à la fois pour son jeu imprévisible et à haut-risque, ses passes de desperados, mais surtout par un rituel qui lui est propre : une prière sur le terrain, un genou à terre et dans une position proche du Penseur de Rodin (1). Un geste immédiatement rendue culte, parodiée par d'autres sportifs puis par à peu près tout le monde avec le création du site http://tebowing.com/ où chacun est invité à poser dans la fameuse position pieuse. Mais cette pratique, qui dans l'Amérique puritaine telle qu'on l'imagine, et donc forcément friande de ce genre de démonstration de foi, a été également sévèrement critiquée, notamment par l'entraîneur de Tebow lui-même.

Poème collectif

Comme le montre la séquence des Simpsons précitée, au fond Dieu, même dans un pays comme les États-Unis n'a rien à voir avec tout ça. Si l'on était en France, on parlerait davantage de « culte républicain ». Car si le football américain est si ancré dans l'âme américaine – on notera que ce sport, contrairement au baseball, sport national à Cuba, dans quelques pays d'Amérique Centrale ou au Japon, n'est « populaire » dans aucun autre pays, c'est LE sport américain –, c'est parce qu'on peut y voir, de la même manière qu'Alfred Jarry considérait le Tour de France comme une manière de rejouer la Passion du Christ avec en guise de calvaire le Tourmalet, une célébration dominicale du mythe fondateur de l'Americana : le « mythe de la frontière ».

Ce mythe, ce « poème collectif » théorisé par F.J. Turner en 1893 est le seul ciment d'une nation américaine bâtie dans un esprit d'individualisme, un contexte historiquement communautariste et beaucoup d'antagonismes. Ce poème à la fois physique et métaphysique que matérialise par le vide Kevin Costner dans Danse avec les Loups : le lieutenant John Dunbar, héros malgré lui de la Guerre de Sécession, veut « voir la frontière ». Le fort militaire qu'il est censé intégrer est si reculé au milieu de la plaine, qu'il a été laissé à l'abandon. La frontière est invisible, c'est un mirage. Pourtant, Dunbar par son envie même de l'appréhender « est » la frontière. Repousser cette frontière, au sens de confins du monde civilisé, c'est vivre l'aventure du rêve américain, se construire soi-même en tant qu'Américain, d'où que l'on vienne et à n'importe quel prix, celui du sang y compris – un prix que Dunbar refusera de payer, en embrassant un destin qui lui semble plus juste et qui demeure, à l'époque de ce film, une vision quasi-inédite et nettement moins flatteuse du mythe américain.

Nouvelles Frontières

Depuis toujours avancer, conquérir, repousser le front, d'un océan à l'autre, « coast-to-coast », comme on dit en basket lors d'une contre-attaque, tel est le leitmotiv américain qui donne tant d'importance à la notion de pionnier, des pilgrim fathers aux conquérants de l'Ouest, et donc corps à ce mythe géographico-historique.

« L'esprit de conquête, le courage, la droiture, l'honnêteté... Des valeurs traditionnellement, et naïvement associées aux pionniers (…) Elles peuvent faire sourire partout, sauf aux Etats-Unis... » écrit William Bourdon dans Le Western, une histoire parallèle des Etats-Unis (PUF).

Voilà parfaitement résumée l'âme américaine, qui ne s'éteindra pourtant pas une fois l'ensemble du territoire conquis en 1890 – acte de décès officiel de la frontière, quasi simultanée à l'adoption des règles spécifiques du football américain, descendant du football canadien, mélange de rugby et de soccer. Car depuis, l'Amérique n'a jamais cessé de trouver d'autres frontières à dépasser. Ainsi, la série Terra Nova pourrait-elle être vue comme une innovation spatio-temporelle du mythe de la frontière : revenir dans le passé, des millions d'années en arrière, pour reconquérir un territoire vierge et recommencer une vie de pionniers.

Dans la réalité, c'est JFK qui alimentera à nouveau le 15 juillet 1960 avec son discours sur la « New Frontier » censée donner un nouvel élan à l'Amérique et qui concernera autant le droit du travail, la défense nationale que le lancement, nettement plus lourd de symbole, du programme Apollo :  

« Je vous dis que nous sommes devant une Nouvelle Frontière, que nous le voulions ou    non. Au-delà de cette frontière, s'étendent les domaines inexplorés de la science et de    l'espace, des problèmes non résolus de paix et de guerre, des poches d'ignorance et de    préjugés non encore réduites, et les questions laissées sans réponse de la pauvreté et des surplus. »

L'Horizon du progrès national

La frontière n'est donc pas seulement physique, comme le constate le lieutenant Dunbar, elle est une certaine idée de l'Amérique, un concept commun, duquel on ne peut évidemment pas détacher un certain goût pour les valeurs guerrières, cette arrière-boutique de la combativité tout entière contenue dans le 2e amendement de la Constitution américaine, qui à nous européens semble d'un autre âge :
    
« Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le    peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé.»

Ne dit-on pas que si la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens, le sport est la continuation de la guerre par d'autres moyens. Le football américain est donc la continuation de la conquête par d'autres moyens. Il est la vie des Américains montée en sautoir si l'on en croît la devise d'Any Given Sunday : « La vie est un sport de contact ». Où tout est possible à condition d'aller au charbon.

Ce qu'écrit dans Homo Sampler, culture et consommation à l'ère Afterpop (Inculte) Eloy Fernandez Porta au sujet de la NBA (le championnat professionnel américain de basket-ball), s'applique plus encore à la NFL, soit qu'il y a là quelque chose qui subsiste de la « narration épique »:
    
«De la chanson de geste au cinéma de guerre, les histoires d'agôn (concours artistique ou  sportif née dans la Grèce Antique, comme les Jeux Olympiques ou Isthmiques par exemple    ndlR) et d'apothéose introduisent dans la vie quotidienne un devenir distinct. Le citoyen   transformé en soldat accroît, sur le champ de bataille, ses qualités civiques ; le sens de    l'actualité se radicalise dans le maintenant du combat corps à corps ; le courage de    l'individu devient éternel dans le martyrologe ; l'horizon du progrès national se verbalise    grâce aux harangues et aux sermons dans la tranchée. »

En football américain, chaque phase de jeu est précédée d'un petit conciliabule au cours duquel le leader de l'équipe distille la tactique à suivre dans l'action qui va suivre et que chacun est censé connaître par cœur (2). Or cet « horizon du progrès national » en football américain c'est ces mètres – ces yards, selon l'unité de mesure américaine – qui quadrillent littéralement le terrain et permettent de mesurer le terrain parcouru, qu'il faut gagner ballon en main, ce terrain à conquérir pour rejoindre ce que les rugbymen appellent dans leur jargon imagée, « la terre promise » de l'en-but, ici, la « end zone ». Le terrain de football américain ce serait l'Amérique d'Est en Ouest à reconquérir pour et par la beauté du geste.

Cet « horizon du progrès national » ce serait cette frontière qu'il faut sans cesse faire reculer – le symbole de ces arpents de terrains pour lesquels les émigrants se battaient, souvent entre eux et qui petit à petit ont jalonné et organisé le territoire des Etats-Unis (3). Or, comme le veut l'Américan way of life, seuls les gagnants ont leur place : plus que dans les autres sports américains aux saisons longues et fastidieuses (162 matches en base-ball d'avril à septembre, à raison de 6 par semaines, ce qui vaut à ce sport le surnom de « passe-temps national »), avec seulement 16 matches par saison et peu d'équipes qualifiées en phase finale, la défaite est (quasi) interdite ou rapidement handicapante. En phase finale, la NFL est la seule ligue à pratiquer le match couperet, si bien que n'importe qui peut éliminer n'importe qui. Aucun relâchement n'est donc permis. Il faut sans cesse... gagner du terrain.

Touchdown lunaire

Cette conquête se fait donc au prix, pas toujours symbolique (4), du sang par des joueurs arnachés comme des gladiateurs qui offrent leur corps aux pires souffrances. On peut même penser que l'équipement spectaculaire des joueurs de football américain, a davantage qu'une vocation protectrice (absente de sport aussi violents que le rugby, les footballs gaélique ou australien) une fonction symbolique : celle de transformer les joueurs en soldats et l'équipe en armée.

Chaque équipe compte pas moins d'une cinquantaine de joueurs, répartis en escouades offensive ou défensive et attachés chacun à un rôle bien défini auquel il ne déroge pas – du botteur de dégagement au chasseur de quarterback, du coureur au receveur. De ce point de vue, le football américain est le seul sport américain de haut niveau possiblement pratiqué par des joueurs aux gabarits très différents, y compris des obèses, ces offensive linemen, chargés de protéger le quarterback en faisant usage de leur poids et obstacle en même temps que sacrifice de leur corps (généralement autour des 150 kilos). C'est donc un sport que tous les Américains peuvent pratiquer, et qui donne sa chance à tous (5)).


The Blind Side - Bande annonce FR par _Caprice_

Car les footballeurs américains, dans l'inconscient collectif américain, ce sont à la fois les pionniers traversant un pays hostile, l'armée débarrassant le paysage de ses encombrants et infortunés autochtones, réduisant leur territoire à peau de chagrin, ce sont aussi les soldats envoyés aux quatre coins du monde pour reculer symboliquement la frontière, jusqu'aux confins de l'espace même, où l'on alla en guise de touchdown spatial, poser le pied et planter un drapeau, sur cette New Frontier qu'était la lune. Sur les terrains de football américain, c'est donc à la fois, dans une violence inouïe mais néanmoins réglementée, la conquête de l'Ouest, la guerre d'indépendance, la guerre civile, et tous les conflits dans laquelle l'Amérique s'est retrouvée, qui se rejouent à l'infini jusqu'à l'apothéose du Super Bowl, récompense suprême.

Super-héros

La plupart des surnoms des différentes équipes ont d'ailleurs à voir avec l'Histoire et la géographie américaine (l'Histoire américaine étant elle-même celle d'une géographie) : les Vikings du Minnesota font référence à l'importante colonie scandinave implantée dans le Nord du pays ; les Patriots de New England, aux Américains qui ont combattu le colon anglais pour l'Indépendance ; les Cow-boys de Dallas, les Indianapolis Colts ou les Buffalo Bills aux icônes du mythe de l'Ouest ; les Eagles de Philadephie à un symbole du New Deal, le Blue Eagle ; les Saints de la Nouvelle-Orléans aux racines françaises et catholiques de la ville ; les 49ers de San Francisco à la ruée vers l'or de 1849 ; les Steelers de Pittsburgh à l'histoire sidérurgique de la Pennsylvanie ; sans oublier, on peut trouver cela ironique ou cruel, les multiples références aux tribus ou à la culture indienne : Redskins de Washington, Chiefs de Kansas City. Les autres portent des noms à consonances guerrières : Chargers, Giants, Titans du Tennessee.

Bref, ces gars-là sont des super-héros et en incarnent toutes les figures : méchants indécrottables (les Oakland Raiders, vêtus de noir et qui ont toujours véhiculés une image de renégats avec leur logo de pirates et leurs supporters à têtes de morts), héros éternels, souffre-douleurs et éternels losers (les Cleveland Browns, risée perpétuelle du pays), avec ce que cela soulève d'histoires de rédemption et de retournements de situation, de Super Bowls remportés à la dernière minute, comme en 2008 lorsque le quarterback Eli Manning des NY Giants donne la victoire à son équipe à 39 secondes de la fin, succédant à son frère Peyton, vainqueur l'année d'avant avec les Indianapolis Colts.

Territoires

Si l'on va plus loin, on constate que plus encore que dans les « trois autres sports » la carte de la répartition géographique des équipes de NFL retrace quasiment les avancées de la colonisation du pays. Une majeure partie d'équipes à l'Est (particulièrement l'Est industriel et anciennement les Treize Colonies). Quelques équipes sur la Côte-Ouest, occupées bien avant les plaines « hostiles » de l'Ouest où là encore on ne trouve que de rares équipes.

Cette carte va même jusqu'à désigner ironiquement les Unincorporated Territories, tel qu'on appelait à une époque les territoires indiens non encore « civilisés » ou intégrés à l'Etat Américain. Ce qui, avec un léger décalage géographique correspond à la cartographie des Etats-Unis en 1850. Une réalité qui doit autant à la géographie et au développement des villes sur ces territoires peu urbanisés. Et une cartographie qui dessine une reterritorrialisation du territoire américain par le sport et les zones d'influence de chaque équipe en matière de supporter. Mais qui en dit long sur le lien quasi physique qui lie ce sport à l'histoire de son pays, à son passé et à son présent.

A ce titre, particulièrement dans l'Amérique rurale ou péri-urbaine, du Nebraska à l'Oklahoma en passant par le Texas, le football américain est aussi le masque des désillusions. Il n'y a qu'à regarder la fascinante série Friday Night Lights, où du rêve américain ne subsiste que les résultats de la petite équipe de lycée locale seule raison de vivre et d'espérer d'une petite ville de banlieue texane sinistrée. Une série qui derrière le masque – ou le casque – du football américain, nous montre le cœur battant de l'Amérique.


Friday Night Lights Promo par zvo10

(1)Il y a deux ans, pour moquer ses accointances religieuses très marquées, ses coéquipiers l'avaient bizuté en lui rasant une partie de la tête façon tonsure de moine.

(2)Au début de chaque saison, chaque joueur d'une équipe de football américain doit apprendre par cœur un playbook, véritable bible de tactiques aussi indigeste qu'un traité de géométrie ou les tactiques militaires enseignés aux élèves officiers de West Point. En cela, derrière sa brutalité apparente, l'aspect militaire du football américain apparaît également dans le fait qu'il est probablement le sport le plus tactique au monde.

(3)Dans son livre, Le Western, une histoire parallèle des Etats-Unis, William Bourdon, note que l'on sait aujourd'hui que les conflits entre émigrants, éleveurs, paysans, etc. on fait plus de morts que les conflits directs avec les Indiens pour ne citer que cet exemple. Ce dont on peut avoir un aperçu dans des films aussi différents que Pat Garrett Billy The Kid de Sam Peckinpah ou Cowboys Aliens de Jon Favreau.

(4)En début de cette saison de NFL, un débat national a été ouvert sur la dangerosité des contacts et notamment le problème des commotions cérébrales à répétition dont son victimes les joueurs, mettant en cause, l'efficacité de la protection de leurs casques, emblème de ce jeu.

(5)C'est le sujet du film The Blind Side, l'histoire vraie de Michael « Big Mike » Oher, où un jeune noir issu d'un ghetto parvient à la rédemption, avec l'aide d'une famille de blancs conservateurs fanatique de football (le rôle de la mère de famille ayant valu un Oscar à Sandra Bullock, qui se prend d'affection pour lui et pour ainsi dire l'adopte, grâce à un physique hors-norme qui lui permet d'être un redoutable joueur et ainsi rejoindre une grande université, puis la NFL. Soit le récit traditionnel du grand roman national américain, qui repousse le schéma classique des préjugés et de la fatalité, via le canevas classique et rédempteur du film de sport.


  • Merci Bernard (publié le Vendredi 27 janvier 2012)

    Quand on sait que c'est la Madonne (Madonna) qui chantera à la mi-temps, on ne peut que te donner raison sur cette dimension religieuse 🙂
  • Merci Bernard (publié le Vendredi 27 janvier 2012)

    J'ai parcouru rapidement cet article que je vais apprendre par coeur par la suite, je reviendrai plus longuement en discuter avec toi. Un grand merci de faire entrer le sport sur ce site ! Que Dieu bénisse Stéphane Duchêne ! Cet article est juste immense dans tous les sens du terme.

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