Conspirationnisme: la tentation du complot

Une personne sur deux croit à une théorie du complot ou une autre, estime Michael J. Wood, chercheur en psychologie à l'Université du Kent, en Angleterre. Entre une personne qui doute que toute la vérité ait été faite sur le 11-Septembre et une autre qui clame que la transformation de Bruce Jenner en Caitlyn est une preuve de plus d'un complot Illuminati, il y a tout de même un pas. Que certains esprits franchissent plus facilement que d'autres.

«La plupart des gens croient à une théorie du complot ou une autre, mais la majorité des gens ne font pas appel aux théories du complot pour expliquer ce qui se passe dans le monde», nuance en effet le psychologue originaire de la Colombie-Britannique, qui s'est initié aux discours conspirationnistes à travers la série X-Files et qui s'affaire désormais à les décortiquer.

Peut-on faire le portrait psychologique d'un conspirationniste ? Seulement de manière imparfaite, bien que les recherches réalisées à ce jour établissent des liens entre certains traits psychologiques et l'adhésion au conspirationnisme. «Beaucoup de gens qui adhèrent aux théories du complot ressentent une forme d'aliénation, signale par exemple Michael J. Wood. Ces personnes ne se sentent pas représentées dans la société.»

L'attachement aux libertés individuelles, l'ouverture «aux nouvelles expériences», la méfiance envers les autres et les institutions sont aussi communs chez les tenants des théories du complot. Or, c'est le sentiment d'impuissance face à sa vie ou au système politique qui semble au coeur de ce type de lecture du monde.

Ne pas croire au hasard

«Il y a des indices qui pointent vers des enjeux de contrôle, précise le psychologue de l'Université du Kent. Les théories du complot donnent l'impression que le monde peut être contrôlé. Les choses n'arrivent donc pas par hasard.» 

Jean Twenge, du département de psychologie de l'Université de San Diego, suggère que ce sentiment d'absence de contrôle jumelé à une exposition grandissante à des événements incontrôlables contribue à l'émergence d'une «mentalité de victime».

«Souvent, les théories du complot mettent en scène des gens dominés par des puissants qui leur mentent. Ces derniers auraient même le pouvoir de falsifier la vérité en achetant les complicités politiques et médiatiques», dit la psychologue Rachida Azdouz.

L'influence de ces puissances supposément malveillantes leur permettrait ainsi d'écrire l'actualité - voire l'histoire - comme bon leur semble. Toutefois, ceux qui croient, par exemple, que les images montrant des astronautes américains sur la Lune ont été fabriquées par la NASA oublient un détail, selon un sociologue américain : une telle arnaque aurait exigé la complicité de milliers de personnes - scientifiques, techniciens, journalistes - et même celle d'astronomes soviétiques. Plus un complot est vaste, moins il a de chances de demeurer secret, selon Ted Goertzel.

Opération paix d'esprit

Élisabeth Vallet, politologue de l'UQAM, croit que les théories du complot offrent des explications simples à des phénomènes complexes. Son confrère français Julien Giry voit un avantage à ce genre de lecture du monde : «[La théorie du complot] permet de rassurer, analyse-t-il. On sait pourquoi toutes les choses mauvaises arrivent, c'est l'action d'un groupe d'individus - francs-maçons, Illuminati, etc. -, c'est eux, la nuisance unique.»

«Peut-être que ça va avec ce qui se passe avec les médias, avec le fait qu'on tende à favoriser des messages de plus en plus courts. On le voit en tant qu'expert à la radio, à la télévision et même dans l'espace qui nous est alloué dans les journaux qui réduisent», suggère Élisabeth Vallet. «En ayant moins d'espace [dans les médias], on va nécessairement réduire le faisceau d'éléments qu'on va apporter pour expliquer ce qui se passe.»

Dans un récent dossier du mensuel français Le monde diplomatique, l'économiste Frédéric Lordon envisageait l'adhésion aux théories du complot comme la contrepartie d'un manque de transparence répandu. «Le conspirationnisme n'est pas une psychopathologie de quelques égarés, écrit-il, il est le symptôme nécessaire de la dépossession du politique et de la confiscation du débat public.»

«Il y a probablement beaucoup de ça, reconnaît Élisabeth Vallet. Ça joue énormément, mais j'ai l'impression que les pics de complot, ce sont des moments où, simultanément, le débat est réduit et il y a des événements qui touchent les gens et auxquels on cherche des explications quasiment monolithiques.» Comme les attentats du 11-Septembre.

Je doute, donc je suis

Remettre en question la parole des autorités est un réflexe qui n'a, de prime abord, rien de malsain. «Le doute est même une preuve d'intelligence, fait valoir la psychologue Rachida Azdouz, qui est aussi directrice du Centre d'études et de formation en enseignement supérieur de l'Université de Montréal.

Douter, c'est être libre par rapport aux idées toutes faites qu'on veut nous asséner.» Ce doute se transforme en pensée conspirationniste lorsqu'il devient la pierre d'assise d'une méfiance «viscérale» et «excessive» à l'endroit de la parole officielle, selon elle.

Ce qui rassemble les «Truthers», qui réclament une nouvelle enquête sur le 11-Septembre, c'est d'abord le fait de ne pas croire à la version officielle. En analysant des débats en ligne, Michael J. Wood a d'ailleurs constaté que les partisans du complot avancent peu d'arguments pour soutenir leur point de vue ou défendre une explication différente. «Ils passent l'essentiel de leur temps à pointer les trous de l'histoire officielle», résume-t-il.

Ce qui continue d'intriguer ce psychologue, c'est qu'en partant des mêmes informations, les partisans des théories du complot et lui arrivent à des conclusions différentes au sujet des forces qui mènent le monde. «Peut-être que les théories du complot ne sont pas aidantes elles-mêmes, mais elles reflètent un état d'esprit positif, nuance-t-il toutefois. C'est le signe que les gens se méfient de leur gouvernement et que celui-ci est imputable. Que les gens demeurent vigilants.»

Ces croyances ont-elles un impact négatif ? «Parfois, oui. Pour ceux qui nient les changements climatiques ou affirment qu'il ne faut pas faire vacciner les enfants, ces théories du complot peuvent être assez dommageables.»

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