Comment les sportifs appréhendent-ils la mort ?

Les morts accidentelles du motard italien Marco Simoncelli et du pilote anglais Dan Wheldon, la disparition de deux alpinistes dans le massif du Mont-Blanc, et dans une moindre mesure l'accident de la skippeuse française Florence Arthaud, ont brutalement rappelé les risques du sport de haut niveau. Interviews de Didier Delignières, directeur de la Faculté des Sciences du Sport de l'Université Montpellier 1 et de François Peltier, consultant en management, et ancien conseiller de Marc Lièvremont auprès du XV de France.

 

Les sportifs de haut niveau sont-ils psychologiquement préparés à la mort ?

Didier Delignières : Tout dépend du sport pratiqué. Quand on est en haute montagne, quand on traverse l'Atlantique, quand on fait de la course automobile, le danger fait partie du métier. Non seulement ces sportifs sont préparés au risque, mais ils ont un profil psychologique qui les oriente vers ces pratiques extrêmes. S'ils atteignent le haut niveau, c'est qu'ils y trouvent de la satisfaction et qu'ils s'accomplissent dans cette confrontation au danger.

François Peltier : Il convient de prendre d'abord la question sous un angle universel : chacun de nous est-il préparé à sa mort ? Les grands malades en soins palliatifs le sont peut-être, et encore ! Chacun entretient avec sa propre mort un rapport ambigu : on la craint, mais on n'y croit pas ; et selon nos natures, on peut l'envisager avec panique, ou la braver, se grisant parfois dans la sensation de l'effleurer. Les sportifs éprouvent sans doute les questionnements de tout mortel, mais peut-être de façon exacerbée. On dit par exemple d'Ayrton Senna qu'il avait eu, le jour même de son tragique accident une intuition forte de mort imminente.

 

L'histoire a pourtant montré que certains sports a priori moins à risque, comme le football par exemple, pouvaient se révéler dangereux, voire mortels…

Didier Delignières : On ne rentre pas sur un terrain de football en se disant qu'on risque la mort. A partir du moment où ça ne fait pas partie des règles du jeu, en faire une préoccupation centrale de la préparation serait disproportionné par rapport au risque objectif.

François Peltier : Certains sports côtoient davantage la mort que d'autres : les sports mécaniques, la voile en solitaire, les sports extrêmes, les sports de combat, dont le rugby (plusieurs joueurs me confiant leur peur de la mort durant les quelques minutes qui précèdent le coup d'envoi, suivi d'un hyper investissement dans les premiers temps du match). D'autres sports ne sont pas concernés par cette crainte invasive, mais peuvent la remplacer par une peur panique de l'échec.

En tout état de cause, l'émotion suscitée par la mort d'un champion est aussi forte quelle que soit la discipline touchée ; le public s'identifiant souvent à son champion retrouve dans la mort de celui-ci l'hypothèse de la sienne. J'ai encore en mémoire l'immense émotion qu'avait provoqué la mort de Marc-Vivien Foé sur le terrain, celle d'Ayrton Senna en course, celle d'Eric Tabarly ou d'Alain Colas en bateau.

 

Dans les sports à risque, comment concilier l’exigence de résultats et la prévention du danger ?

Didier Delignières : Les sportifs de l'extrême tirent leur satisfaction d'avoir joué avec la mort et de s'en être sorti. Cela dit, ils préparent et planifient leurs activités de manière à limiter au maximum le risque d'accident. D’un autre côté, la prise de risque vise à satisfaire un besoin chez ces sportifs, besoin que l’on a qualifié de 'recherche de sensation'.

On retrouve les plus hauts niveaux de recherche de sensation chez les alpinistes, les spéléologues, les plongeurs… Il faut trouver un équilibre entre recherche de sensation et limitation des risques. En l'occurrence, c'est au sportif de choisir.

François Peltier : Le risque de la mort dans certaines disciplines est une des composantes du défi que se lance le champion, l'explorateur, l'alpiniste. L'occulter entièrement met en danger la personne, le sens du danger et parfois la peur étant des prudences que met notre nature face à une situation.

Se focaliser sur le danger met aussi en danger (ou en sous performance) en créant crispation, inhibition. Évaluer le risque fait partie de la préparation d'un champion. J'aime la façon dont l'alpiniste Catherine Destivelle discerne ainsi la situation : "devant une paroi, je me pose la question : est-ce difficile, ou est-ce dangereux ? Si c'est difficile, j'y vais. Si c'est dangereux, je diffère".

Cela dit, l'exigence de résultats passe par l'extrême exigence dans la préparation à la gestion du risque. Il ne devrait même y avoir d'exigence que dans la lucidité. Le résultat n'est pas une exigence, c'est une conséquence.

 

Les sportifs de haut niveau peuvent-ils aujourd'hui se passer d'un encadrement psychologique ? 

Didier Delignières : C'est une tendance très marquée effectivement. L'entraînement d'un sportif de haut niveau demande aujourd'hui un tel niveau de compétence que les méthodes de préparation appliquées il y a quinze ans ne suffisent plus. A côté des 'coachs' et des préparateurs physiques, on retrouve donc des préparateurs mentaux, qui essaient par un travail, clinique le plus souvent, d'intervenir sur les problèmes de concentration, d'anxiété compétitive, de prise de risques…

François Peltier :  Dans de nombreux cas, la psychologie est une sorte d'intrus dans le sport, mais s'y engouffre en raison de l'intensité qui s'y trouve, car tout inconfort de nature y est exacerbé. Pourtant, le stress avant une compétition est normal. La tendance à tout "pathologiser" est préoccupant et correspond davantage à un marché qu'à un besoin général. Bien sur, le psychologue peut être utile dans des cas de névrose de l'échec par exemple, ou lors d'une somatisation excessive chez tel ou tel champion, et sa valeur ajoutée est alors précieuse. Mais systématiser la psychologie finit par être contre productif. Ce qu'il manquerait en revanche dans le haut niveau c'est une vraie approche fondée sur le sens qui, elle, rejoint la racine fondamentale de ce qu'est le mental, c'est à dire l'esprit.

Interviews de Didier Delignières, directeur de la Faculté des Sciences du Sport de l'Université Montpellier 1, et de François Peltier, consultant en management, par Benjamin Harroch - Le Nouvel Observateur

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