Canada: les blessures invisibles des soldats de retour de mission

De notre correspondante à Québec,

L’armée canadienne prend conscience depuis quelques années de l’importance des blessures de stress post-traumatique ou opérationnel qui touchent ses soldats en mission. Un diagnostic établi par les équipes médicales et longtemps nié par l’institution. Certains militaires ont dû abandonner leur carrière, allant jusqu’à quitter leur famille et vivre dans la rue.

Pierre Patry fait partie de ce groupe de survivants. Impliqué avec le personnel soignant lors d’une mission en Bosnie, il n’a pas réussi à reprendre le cours de son existence en revenant au pays. «C’était invivable, j’avais des attaques de panique, même mon élocution en était affectée. J’avais de la difficulté à me laver, à manger», confie-t-il. Après avoir cogné à toutes les portes, il a finalement reçu une aide psychologique pour apprendre à vivre avec ses souvenirs de villages remplis de cadavres. Mais sa démarche a été très ardue. Tout en se battant contre ses propres démons, il lui a fallu convaincre les forces armées de l’importance des blessures invisibles.

Formés à agir comme s’ils étaient invincibles, les soldats répugnent à se laisser aller à confier leurs émotions ou leurs tourments. Sauf que les atrocités auxquelles ils assistent, la nécessité de toujours rester sur le qui-vive, les deuils qu’ils subissent, finissent par les atteindre au plus profond de l’âme. «Les recherches montrent que les situations qui impliquent la proximité avec la méchanceté humaine risquent plus de provoquer des blessures de stress post-traumatiques que des accidents ou des catastrophes naturelles, souligne Geneviève Belleville, professeur de psychologie à l’Université Laval à Québec. Cela ébranle notre conception que le monde est juste et que les autres sont bons.»

L’impuissance, la colère, la culpabilité font partie des émotions qui assaillent de nombreux militaires une fois que l’adrénaline, qui les aidait à tenir le coup sur le théâtre des opérations, a disparu. Ghyslain Morin, un adjudant-chef dans la troupe d’artillerie, a vécu de plein fouet le décès d’un de ses hommes, non loin de Kandahar, en Afghanistan. Il s’en est longtemps voulu d’avoir fait déplacer ses hommes vers la base militaire canadienne en décembre 2007. Un engin a explosé sur le passage d’un des camions du convoi, tuant un jeune homme sous les ordres de l’adjudant. À son retour au Québec, il se sentait perpétuellement en colère, agressif, épuisé. «Je suis allé voir mon médecin, explique ce grand gaillard dans la quarantaine, je lui ai dit 'je donne mon corps à la science, faites ce que vous voulez avec moi, je veux revenir comme j’étais avant !'»

Au cours de son traitement avec une psychologue, Ghyslain Morin a compris qu’il n’avait aucun impact sur les événements extérieurs, comme un engin explosif par exemple. «Souvent les gens vont dire, j’aurais pu faire quelque chose, j’aurais pu faire quelque chose, quand dans le fond ils ne le pouvaient pas. À cause des ordres ou pour d’autres raisons qui les empêchaient d’intervenir», explique le psychiatre Édouard Auger. Avec son équipe de la clinique TSO de Québec, il vient en aide aux vétérans. Le thérapeute remarque que les soldats qui reviennent d’Afghanistan ont vécu un stress très intense et sur de longues périodes, car la menace peut venir de n’importe où. Retrouver une vie normale au Québec s’avère souvent difficile, surtout si le militaire ne sait pas reconnaître les symptômes d’une blessure psychologique.

D’où l’importance d’un réseau social autour du militaire à son retour. Gyslain Morin et Pierre Patry s’impliquent dans des groupes de soldats et d’anciens soldats qui partagent leurs expériences. La famille constitue aussi un formidable antidote aux blessures de l’âme. Nadia Kohler, une assistante sociale impliquée dans le Centre de la famille à la base militaire de Valcartier, près de Québec, a mis sur pied le programme E= MC3 pour mieux soutenir les soldats et leurs proches. Les rencontres -au nombre d'une dizaine- organisées avec des parents et des enfants touchés par les effets collatéraux d’une blessure de stress opérationnel, les aide à s’adapter à leur nouvelle vie. «On brise l’isolement car ce genre de problème de santé mentale demeure encore tabou, indique-t-elle. En expliquant à l’enfant les symptômes de cette blessure, il comprend mieux pourquoi papa ne peut pas aller au restaurant comme promis aujourd’hui». Tous les membres de la famille participent donc à la convalescence du militaire pour que son stress traumatique ne l’empêche plus de vivre.

Leave a Reply