Breivik: tuer de sang-froid, une histoire d’attachement?

[Express Yourself] Le 22 juillet 2011, la Norvège et le monde entier à sa suite découvraient l'horreur des agissements de Anders Behring Breivik qui, en un peu plus d'une heure, a tué 69 jeunes et en a blessé 151 autres sur la petite île d'Utoeya. Il avait auparavant déposé une bombe au pied d'un immeuble gouvernemental abritant le siège du premier ministre, causant huit décès parmi les passants et de nombreux blessés. Les actes étaient totalement prémédités, exécutés dans la froideur calme du massacre systématique des jeunes travaillistes rassemblés sur l'île pour un meeting.  

Pourquoi Breivik s'en est-il pris à de jeunes Norvégiens travaillistes, plutôt qu'à des représentants directs de l'objet de sa haine? 

Lors de son arrestation, Breivik s'est réclamé d'une idéologie d'extrême droite, s'élevant contre les dangers du multiculturalisme et de l'invasion par l'Islam, favorisée par le parti travailliste au pouvoir. Pourquoi Breivik s'en est-il pris à de jeunes Norvégiens travaillistes, plutôt qu'à des représentants directs de l'objet de sa haine, à savoir des étrangers musulmans? Pourquoi n'a-t-il pas plutôt attaqué une mosquée? Pourquoi a-t-il visé d'un côté le symbole du pouvoir en place, à qui il reprochait de ne pas protéger le pays et de l'autre, un groupe de jeunes, plutôt que des parlementaires plus âgés?  

Ces interrogations sont entrées en écho dans mon esprit avec la théorie de l'attachement dont je suis spécialiste, évoquant d'une part une plainte pour abandon et non protection adressée à des figures parentales et d'autre part, une hostilité, voire une haine à l'encontre d'autres enfants. Je ne connaissais rien de l'histoire familiale de Breivik, et avec ces hypothèses en tête, je me suis mise en quête d'informations susceptibles de confirmer ou non cette intuition d'un drame personnel caché derrière des revendications politiques extrêmistes. 

Indifférence vis-à-vis d'autrui

Il faut savoir que la théorie de l'attachement, souvent réduite à tort à l'étude des relations mère-bébé, a été élaborée par John Bowlby dès l'après-guerre pour tenter de comprendre de jeunes délinquants. Ceux-ci avaient pour caractéristiques de se montrer dénués d'affection, ne cherchant le rapprochement ni avec les adultes ni avec leurs camarades, dans le centre spécialisé où Bowlby les a étudiés. Il a aussi remarqué qu'ils étaient insensibles aussi bien aux compliments qu'aux punitions.  

un détachement émotionnel, une froideur, non dénuée d'une politesse de façade 

Comparant leur passé familial à celui d'autres jeunes présentant des troubles psychologiques différents, il s'est aperçu que dans leur enfance, ces "asociaux", comme on dirait aujourd'hui, avaient souffert de rupture brutale du lien avec leur mère, par deuil, séparation ou rejet. Une des conséquences semblait en être une indifférence vis-à-vis d'autrui et envers ce qui pouvait leur arriver, un détachement émotionnel, une froideur, non dénuée d'une politesse de façade. 

Cet aspect de la théorie de l'attachement a été poursuivi aux États-Unis ces dernières années dans les recherches sur la violence concernant les enfants, autant celle dont ils sont les auteurs que celles dont ils sont les victimes, en particulier aux mains de leurs parents. On peut citer deux ouvrages marquants à cet égard, Ghosts from the nursery : tracing the roots of violence de Karr-Morse et Wiley paru en 1997 et le très récent Born for love: why empathy is essential -and endangered de Szalavitz et Perry sorti en 2010.  

Le premier livre utilise la théorie de l'attachement pour comprendre les conditions entourant des meurtres particulièrement choquants perpétrés par des enfants ou de jeunes adolescents sur d'autres enfants, voire des adultes. Il a été rédigé dans une optique de sensibilisation pour aider à la restructuration des services d'aide à l'enfance. Le second est l'oeuvre du pédopsychiatre internationalement connu, Bruce Perry qui, en collaboration avec une journaliste, retrace entre autres l'histoire de jeunes criminels condamnés pour divers délits majeurs, meurtre, viol, etc. Ces récits servent pour lui d'illustration de ce qu'il advient lorsque les besoins d'attachement d'un enfant ne sont pas satisfaits, la cruauté et l'absence d'empathie qui en résultent, ces exemples atroces étant contrebalancés dans le livre avec des issues positives montrant que rien n'est jamais joué d'avance et qu'un milieu défavorisé où sévit drogue et violence ne conditionne pas nécessairement au pire. 

Il est tentant de rapporter la violence à des conditions socio-économiques difficiles. Cela permet à une grande partie de la population de ne pas se sentir concernée, de se penser protégée de telles horreurs justement. Or, ce n'est pas tant une affaire de milieu qu'une histoire d'attention portée à l'enfant, d'écoute de ses besoins relationnels et de respect de sa personne. Consacrer du temps à un enfant et se soucier de lui est beaucoup plus compliqué lorsque l'on tire le diable par la queue, mais l'aisance financière et l'absence de soucis matériels ne rendent pas cette approche de l'enfant automatique pour autant. 

Perry cite ainsi l'exemple d'un adolescent issu d'un milieu bourgeois, condamné pour le viol en réunion d'une handicapée mentale. Dans son enfance, il n'avait manqué de rien et ses parents se pensaient aimants et attentifs. Sauf que dans ses jeunes années, il avait été confié aux soins d'une kyrielle de nounous, avec lesquelles il lui avait été impossible de forger une relation d'attachement et que plus tard, l'attention de ses parents se résumait à une heure de présence avec lui par jour, et encore lorsqu'ils n'étaient pas en voyage. Il avait dès lors appris à se considérer comme un objet, passant de mains en mains, la colère, la frustration et la peur de l'abandon liées à un tel traitement n'avaient jamais été entendues, on l'avait même certainement prié de les taire, et il n'avait jamais été en mesure de développer de l'empathie, pas plus vis-à-vis de lui-même qu'à l'égard d'autrui. Son cerveau ne s'était pas câblé en ce sens : il était devenu égoïste, froid, indifférent, prêt à utiliser les autres pour ses propres besoins, sans aucun état d'âme. 

Carence de soins

Lorsque l'on examine les éléments connus de l'enfance du tueur d'Oslo, on découvre des caractéristiques perturbatrices du lien d'attachement. On trouve l'union malheureuse de ses parents biologiques, le divorce un an et demi après sa naissance de sa mère infirmière d'avec son père diplomate. Puis ses parents se remarient chacun de leur côté. Deux ans plus tard, les services sociaux sont alertés, apparemment par sa mère qui ne sait pas comment faire face à cet enfant difficile, alors qu'elle doit aussi s'occuper d'une petite fille, de 6 ans l'aîné de Breivik, issue d'un autre couple.  

Les experts concluent à une carence de soins et préconisent apparemment un placement dans une famille plus stable. Son père qui est alors en poste en France, demande sa garde, qui lui est refusée par la justice norvégienne. Il a ensuite des contacts sporadiques avec son fils, compliqués par la distance, pour rompre net toute relation vers les 15 ans de celui-ci, après avoir appris qu'il se livre à des graffitis. Breivik tentera de se rapprocher de lui en 2009, mais son père refuse. Lorsqu'il apprend le massacre auquel s'est livré son fils, un de ses rares commentaires est que celui-ci aurait mieux fait de se suicider au lieu de tuer des gens... 

Mon propos ne vise nullement à excuser le comportement de Breivik ou à lui trouver des circonstances atténuantes, il tente de comprendre l'inimaginable, et ce qui est apparu de l'ordre de l'imprévisible et de l'imparable, alors que cela ne l'était peut-être pas tant que cela. Comme l'affirme le psychologue norvégien Svenn Torgersen dans le Nouvel Observateur, "la question de la folie ne se poserait pas si on était en face d'un terroriste islamiste. En fait, on n'arrive pas à imaginer qu'un garçon issu d'une famille norvégienne aisée, qui a grandi dans un quartier cossu non loin d'Oslo, puisse commettre de tels actes, à moins d'être fou." 

Lorsqu'aucune empathie véritable n'a été expérimentée, qu'aucune relation réparatrice n'a été rencontrée par la suite, le lit est fait pour la froideur, la cruauté 

Dans tous les milieux, des enfants sont quotidiennement laissés à eux-mêmes, après être passés de mains en mains dans leurs toutes premières années, au moment où leur cerveau met en place ses modalités de connexion à autrui et l'image que chacun se fabrique de lui-même comme digne ou non d'intérêt, digne ou non d'être aimé. Lorsqu'aucune empathie véritable n'a été expérimentée, qu'aucune relation réparatrice n'a été rencontrée par la suite, le lit est fait pour la froideur, la cruauté alimentée par une immense colère qui pourra se reporter sur n'importe quel support idéologique jugé adéquat, les jeux vidéos violents fournissent alors l'entraînement et la disponibilité des armes, le moyen. 

Breivik a exprimé son malaise lorsqu'il avait quatre ans par une conduite jugée difficile. N'ayant pas été entendu, il s'est renfermé sur lui-même, est devenu un enfant sage, en apparence. À l'adolescence, il a à nouveau cherché la reconnaissance et s'est exprimé au moyen de ses graffitis. Ceux-ci ne lui ont valu que la désapprobation, la honte et le rejet paternel, il a ensuite trouvé dans les jeux de guerre un exutoire à sa colère, sa frustration et son agressivité. Le massacre programmé, systématique et rationalisé des jeunes de l'île d'Utoeya n'a été qu'un pas de plus dans cette escalade pour être enfin entendu et pris en considération, pour exister aux yeux du monde et à ceux de ses parents. 

Dans son manifeste politique de plus de 1500 pages, posté sur Internet peu de temps avant son passage à l'acte, Anders Behring Breivik parle de son enfance, ce qui peut surprendre dans ce contexte 

Dans son manifeste politique de plus de 1500 pages, posté sur Internet peu de temps avant son passage à l'acte, Hans Breivik parle de son enfance, ce qui peut surprendre dans ce contexte. Il rapporte son attaque du gouvernement et du parti travailliste à l'appartenance de ses parents à ce parti. Il affirme avoir eu une enfance heureuse, mais avoir manqué de limites. S'agirait-il pour lui d'avoir manqué d'attention? Cette attention aurait-elle été accordée par ses parents à d'autres enfants, sa demi-soeur, les patients de sa mère peut-être, voire par un intérêt charitable au malheur des enfants dans le monde de son diplomate de père?  

Cela pourrait expliquer qu'il s'en soit pris à de jeunes adultes à peine sortis de l'adolescence sur l'île d'Utoeya. Je ne dispose pas d'informations spécifiques à ce sujet, mais en tout cas, c'est ce que la théorie de l'attachement permettrait de reconstruire.  

De même que 2083, date signant pour lui l'expulsion des intrus musulmans hors de Norvège, est le centenaire de l'année où les services sociaux sont intervenus chez lui, où son père a demandé sa garde en vain. Pure coïncidence? 

Yvane Wiart, auteur de L'attachement, un instinct oublié (Albin Michel, 2011) et de Petites violences ordinaires: la violence psychologique en famille (Courrier du Livre, 2011), chercheur au Laboratoire de psychologie clinique et de psychopathologie, Institut de Psychologie, Université Paris Descartes. 

 

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