Arts et Sciences (52) : Et les sciences humaines ?

Quel espace de l’art au sein des sciences humaines ? Non pour les illustrer, ce qui est largement en usage, mais pour les interroger, soumettre leurs catégories à une réflexion distanciée. Cela étant, peut-on interroger les sciences humaines (anthropologie, sociologie, psychologie…) sans questionner aussi largement la réalité sociale dont elles font leur objet ou qu’elles élaborent ? D’une certaine manière, c’est à l’ensemble de ces questions que répond le passionnant DVD de Robert Milin, construit avec la participation des artistes Sylvie Blocher, Didier Marcel et Thomas Hirschhorn, des habitants de Saint-Denis, un anthropologue, et des élus locaux, pour ne citer que quelques témoins particuliers.

En décembre 2009, Robert Milin est invité pour une résidence d’artiste, durant deux années, dans le quartier Saint-Rémy, de Saint-Denis (93). A sa demande, il obtient un appartement sur place, dans une cité abandonnée, dont le propriétaire privé, lors de la construction, a diminué la qualité de la construction afin de livrer des appartements à moindre coût. Les parties communes de la cité sont en mauvais état, absentes de toute rénovation (alors qu’elle a été promise). Milin apprendra cependant très vite que cet état d’abandon ne signifie pas que les habitants sont incapables de faire autre chose que d’y survivre. Il existe en effet dans le milieu en question nombre de solidarités inconnues des sociologues ou des commentateurs un peu décalés du devenir de notre société. L’artiste lui-même est mis à l’épreuve de ses propres catégories de perception du milieu social.

Cela dit, dans ce contexte, la question se pose : quel est le sens d’une activité artistique ? C’est autour d’elle que le DVD s’organise, donnant à entendre des séries d’interviews thématisées. Sept chapitres cernent les différentes dimensions de ce problème : le contexte, art et travail social, mission, lien social, l’art dans le quartier, instrumentalisation, forme, objet et processus. Ils sont d’autant mieux articulés que, chacun le sait, depuis quelques temps, on demande aux artistes de servir à rétablir le lien social si possible partout où ils passent. Les élus les utilisent ou souhaitent les utiliser en leur demandant de tordre les pratiques artistiques afin de les soumettre à des impératifs sociaux qu’ils sont incapables de prendre eux-mêmes en main.

Robert Milin raconte alors que, dans un premier temps, il a voulu installer une œuvre dans les espaces publics de la cité : des bacs, remplis de plantes, de phrases et de photographies. Mais il a dû renoncer. Trop de trafics divers s’organisaient dans ces lieux pour que l’œuvre y survive. Il supprime cette œuvre, non sans se poser la question de savoir s’il est possible d’œuvrer artistiquement dans un habitat dans lequel les besoins les plus élémentaires ne sont souvent pas satisfaits. N’est-il pas indécent d’œuvrer dans l’inhabitable ?

Pour répondre à de nouvelles questions - pourquoi œuvrer ? A qui s’adresse le travail artistique ? - il invite alors diverses personnes dans son appartement, y compris des habitants. Et chacune de répondre que, bien évidemment, les démarches artistiques sont possibles n’importe où et n’importe quand. Si le moteur de l’art n’est pas la survie sociale et élémentaire, l’art peut quelque chose à la vie sociale : écouter, dialoguer, œuvrer… mais à l’art, justement.

Et les interlocuteurs d’insister fortement : l’artiste n’est pas un animateur social. La nécessité d’être là, ici ou ailleurs, tient à la capacité à occuper un espace, non à la nécessité de résoudre les problèmes dont se déchargent les femmes et hommes politiques.

Où l’on retrouve, solidement établies, les questions auxquelles trop de commentateurs répondent trop vite, parce qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Notamment celle-ci : la réception de l’art chez les personnes en très grande difficulté sociale serait-elle impossible ? Mais le libellé de la question est moins innocent qu’on ne le croit. Il souligne le préjugé selon lequel l’art devrait avoir pour seule destination les lieux et les publics qui lui sont acquis.

Loin qu’il s’agisse par conséquent d’un travail artistique qui cherche à traduire les analyses des sciences humaines et sociales dans le monde de l’art, en se faisant reconnaître par ce monde, il est question, dans ce DVD, d’un travail artistique qui s’empare du monde social pour y creuser sa perspective et retourner aux sciences humaines la logique de leur questionnement.

Le livret du DVD rappelle à juste titre que de nombreux artistes travaillent dans le même esprit. C’est le cas de Sylvie Blocher et du collectif Campement urbain (et son projet, "Lieu de solitude"), c’est le cas aussi de Thomas Hirschhorn ou de Dora Garcia. Chacun, à sa manière, comme y insiste Delphine Sucheki, "travaille avec les classes populaires dans un rapport réellement impliqué pour mettre l’artiste dans un décalage quant aux codes convenus du monde de l’art, provoquant ainsi ce qu’Erving Goffman nomme des ruptures de représentations".

* DVD : Un espace de l’art ? Un film de Robert Milin, 2011. Publication Ville de Saint-Denis et Robert Milin, a.p.r.e.s editions, 18 euros.
 

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