Un président-poire s’en va-t-en-guerre
3 octobre 2015 – Il se trouve que j’avais oublié de vous le dire, les Russes, – non, pardon, les Français ont donc décidé d’entamer une “campagne” de frappe contre Daesh, frappant exactement là où il faut au “millimètre rouge” près (transaction cartésienne de “ligne rouge”, too much vague pour leur esprit précis) pour ne porter strictement aucune aide à l’effroyable Assad. (Lequel soit dit en passant assez vite pour ne pas déflorer l’impeccable réputation d’indépendance proverbiale de la justice française, s’est trouvé placé par la susdite indépendante justice dans le cadre rigoureux d’une enquête pour “crimes contre l’humanité” le jour même de l’intervention tonitruante à l’ONU de Poutine, – non, pardon, de Hollande. Cette investigation est dans la grande tradition légaliste de la politique gaullienne du pouvoir en place dans la capitale intellectuelle du Monde Libre.) On ne peut dire que cette décision tonitruante de la France indépendante ait absolument bouleversé le monde ; mais quoi, au contraire d’autres qui ne conçoivent les choses qu’en termes de communication, les Français, avec l’audacieux François-Laurent Hollbus en tête, travaillent avec sérieux dans la discrétion traditionnelle des grandes diplomaties marquées du sceau de la belle morale ; car la bombe française, elle, a la maîtrise et le prestige d’être à la fois diplomatique et morale. Et tant pis, à la fin, pour ceux qui n’y entendent rien !... Car l’“on ne peut pas vraiment dire que cette décision tonitruante de la France indépendante” ait rallié les suffrages de nombre de commentateurs, piètres pour l’occasion, du grand concert plein d’harmonie des relations internationales régies par la “seconde civilisation occidentale” (connue également comme la “contre-civilisation”).
Parmi ces réactions extrêmement défavorables, on notera celle de notre ami MK Bhadrakumar. Ce commentateur très indien n’a pas l’habitude de s’intéresser vraiment à la France, surtout celle de Sarkollande, mais il fait une exception ce 28 septembre sur son blog. Le seul sujet en est justement la France et sa politique. Il y montre une extrême dureté, dont témoigne ces quelques phrases d’introduction qui n’ont nul besoin de traduction :
« There is not the slightest sign of unease in Washington or in any western capital that on Sunday France launched its first air strikes in Syria. It is a poignant moment. Do not forget that France, along with Great Britain, was the ‘creator’ of modern Syria. To use violence against a progeny is not unusual for France – it keeps doing that in Africa – but nonetheless it reeks of insensitivity in this case, given the shame that still surrounds the Sykes-Picot pact. (The centenary of that shameful chapter in Europe’s colonial history falls in May next year.)
» What France has done is reprehensible for yet another reason. It is a permanent veto-holding member of the UN Security Council and it has violated the territorial integrity of a UN member country without even so much as bothering to seek its concurrence. The French interventions abroad are devoid of principles or morality. Libya is the last instance where it marched in, destroyed a country and its established government, left an anarchic trail and then simply washed its hands off the ensuing chaos. »
En général pour ce texte, on partagera sans la moindre hésitation et avec fermeté l’indignation de MK, quoique je trouve “sans la moindre hésitation et avec fermeté” les quelques allusions faites au passé colonial de la France excessives et injustes. Mais, dira-t-on, c’est un autre débat ; et c’est bien comme cela que je l’entends. (Et moi, je reviendrai un jour sur cet “autre débat”, sans le moindre doute.) Pourtant, il y a un point de cet “autre débat” qui est intéressant et qui va fournir l’essentiel de mon propos. A la façon dont MK Bhadrakumar développe son commentaire absolument justifié, on comprend que le commentateur interprète l’action de la France comme une survivance, ou plutôt une renaissance de la façon d’agir détestable pour lui de la France du “temps impies des colonies”. Toujours en laissant de côté le “fond du débat”, je trouve que cette interprétation est erronée ; que, paradoxalement, elle fait la part belle à la France du président-poire en excipant de son indépendance politique et de sa psychologie spécifique et historique. Mon avis est qu’il n’y a rien de tout cela, – ni véritable indépendance politique française, ni psychologie française spécifique et historique.
Je ne crois pas une seconde, bien sûr, que la France ait été manipulée par une pression étrangère pour qu’elle intervienne. (Ne suivez pas mon regard pour y trouver un éventuel suspect, il est pour l’instant vissé au clavier de la machine postmoderne.) Je pense au contraire que la France agit de façon complètement indépendante, que le gouvernement agit d’une façon autonome, en concertation indépendante et selon une ligne de pensée à l’intérieur du gouvernement français qui relève, selon l’expression employée récemment par Robert Parry et qui remonte dans son usage US à plusieurs années, d’un groupthinking complètement “à-la-française”, comme façon de parler. (La différence est que certaines victimes US du groupthinking, comme John Hamre en 2003, savent bien qu’ils le sont, victimes, tandis que les Français de Hollande et de ses satellites prennent cela pour de l’indépendance d’esprit.) Enfin, tout cela pour en venir à la question de savoir quelle sorte de démarche intellectuelle, quelle sorte de psychologie poussent les Français à agir comme ils le font, avec leurs frappes en Syrie, discrètes pour l’opérationnalité mais tonitruantes dans l’annonce du lancement de cette campagne. Il est strictement vrai, comme le note MK avec une grande fureur, que les Français agissent en contravention avec toutes les lois et règles internationales, au contraire des Russes. Tout cela n’est pas habituel chez les Français de tradition, et cela semblerait devoir surprendre avec le régime actuel qui ne cesse d’invoquer les “valeurs”, la morale, l’humanisme, les droits divers pourvu qu’ils soient “sociétaux” (de l’homme, de la femme, du mélange des deux, etc.) et nullement définis par une identité fondée sur des principes. (On retrouve l’opposition, qui est incompatibilité, qui est rejet l’un de l’autre, entre “valeurs” et “principes”.) Puisque je rejette le soupçon du néo-colonialisme, qui vraiment ne ressemble pas à cette vertu française actuellement si foisonnante, et que je repousse l’idée d'une manipulation extérieure, quelle est donc l’explication ? L’enquête, qui est aussi une sorte d’exploration d’un territoire inconnu, est intéressante pour comprendre et apprécier les agissements de ces dirigeants. On doit avoir en effet remarqué combien ils prétendent, avec quel empressement ils ne cessent eux-mêmes de s’en expliquer continuellement, appuyés à la fois sur la rationalité et sur la morale, d’une façon qui a l’imperturbabilité des consciences tranquilles parce que toutes-faites, pratiquement du sur-mesure quand la mesure n’est pas la vôtre mais celle dans laquelle vous devez vous conformer.
Je crois que ces dirigeants français actuels, cette génération particulièrement, à l’image de son président encore plus que son prédécesseur qui lui montrait pourtant le chemin et qui est de la même matière, est la première à agir sous l’empire d’une psychologie complètement inédite. Avec Hollande et après Sarko, nos chefs de l’exécutif apparaissent comme des personnages marqués par une psychologie qui rejette absolument la psychologie française traditionnelle. Ils montrent sans le moindre embarras ni la plus petite hésitation ce qu’on devrait nommer une “psychologie européenne”, en prenant garde de différencier ce terme d’un premier usage, en vogue dans les siècles précédents surtout depuis le XVIIIème mais avec ses racines dans le haut Moyen Âge. On parlait d’une chose tellement différente lorsqu’on parlait d’une “psychologie européenne” pour accompagner le constat de l’existence des grands maîtres d’une “culture européenne” dans le sens le plus large. (Goethe, Chateaubriand, Tolstoï, et même, pour remonter le temps, Dante, Cervantès, Montaigne, Shakespeare, etc., étaient appréciés comme des “esprits européens”, témoignant d’une “culture européenne” et d’une psychologie à mesure. En politique, Machiavel, Richelieu, Montesquieu, Metternich, Talleyrand, Tocqueville, etc, représentaient la branche politique du même courant.) Le Général, dans sa grande majesté exécutée sur un ton railleur, avait parfaitement expliqué cette “culture européenne“-là lors d’une conférence de presse où il avait exécuté sans appel ni la moindre hésitation le volapük européen que proposaient déjà certains, en guise de “culture” réduite, elle, à la seule “psychologie européenne” libérée de toutes ses racines culturelles et politiques qu’on trouve dans les différentes nations qui composaient le continent. Il faut bien dire que, pour l’instant, le volapük l’a emporté, réduisant la culture à une psychologie et la psychologie fournissant l’arsenal d’une culture réduite aux acquêts de la communication.
... Tout cela pour dire, par la bande mais sans la moindre hésitation, que l’homme-politique du XXIe siècle, le citoyen-président Sarkollande, est effectivement réduit à cette “psychologie européenne”, c’est-à-dire un mécanisme de perception sans aucune structure intérieure. Pour lui, la psychologie considérée de cette façon dispense de l’identité et de la culture, les “valeurs” font office de “principes”, la morale a transmuté la politique en elle-même pourvu que l’on parle effectivement d’une “morale européenne”, tout cela se terminant dans le bouquet final de ce feu d’artifice postmoderne que l’on nomme “gouvernance”, — par définition, “bonne”, universelle, et “européenne” pour ce qui nous concerne. C’est ce concept, ce corpus intellectuel qui expliquent, justifient, magnifient et transmutent en actes incontestablement vertueux des opérations telles que l’attaque de la Libye et la campagne de l’Armée de l’Air ex-française en Syrie. Ces hommes regardent donc avec une certaine incompréhension, un soupçon méprisant et une condamnation déjà prête les arguments divers de droit international que les Russes développent pour présenter leur intervention en Syrie. C’est le regard des hommes du futur lorsque le futur est une projection du présent qu’ils ont épousé après que l’homme postmoderne l’ait arrangé à sa sauce, et il n’a que faire, ce regard, de ce que les vieilles et sages pensées encore marquées de transcendance nomment “avenir”.
Effectivement, cette question de vocabulaire ainsi effleurée est d’une importance considérable et peut faire une conclusion acceptable pour le propos. Ainsi ferais-je cette remarque de la différence entre “futur”, qui concerne cette sorte d’hommes, et l’“avenir”, que cette sorte d’homme ne connaît pas et ne veut pas connaître, – ou plutôt l’utilisation qu’on peut faire de la différence faites, on va le voir, par Derrida et reprise par Fabrice Hadjadj entre “futur” et “avenir”... Bien qu’indirectement, cela correspond très bien à cette génération Sarkollande, archétype du “dernier homme” nietzschéen, culture et identité réduites à la psychologie dispensée par le système via l’UE, et baptisée “européenne”, et réduite pour son opérationnalité à “notre présent” dans toute son étrange spécificité. J’emprunte donc un passage de la conclusion de La Grâce, Tome II, où je fais l’apologie de la nostalgie, et ce sera aussi, dans ce passage, l’apologie de l’homme qui a disparu, l’homme que nous n’avons plus pour conduire nos aventures, l’homme du passé qui est le seul à pouvoir disposer de l’avenir, tandis que l’homme de “notre présent”, le standard-Sarkollande, patouille minutieusement pour bricoler, de ses petites mains potelées et au son des Rafale effectuant en toute illégalité principielle ses frappes en Syrie, un futur qu’il aimerait tant baptiser “avenir”... Petites pointures, tout ça, d’une extraordinaire grossièreté de l’esprit, effectuant comme par plaisir d’une sorte bien connu, le parcours de la régression à l’inverse de la Tradition, toujours vers le plus bas. (Jacques Ellud, dans ses Nouveaux possédés de 1972, rappelait l’insistance de Lévy-Strauss, dans son livre La pensée sauvage, dans son constat qu’il existe vraiment fort peu de différence entre “la pensée de l’homme moderne et celle de l’homme le plus primitif”, – comme un retour à la source de notre catastrophe en guise de retour aux sources.)
Extrait de La Grâce de l’Histoire, Tome II, Conclusion
« ... Je ne m’appuie sur aucune théorie dans cette envolée à laquelle je tiens à donner tout mon souffle mais je rencontre pourtant des observations qui proposent une vision rencontrant mon sentiment, – cela que je viens de découvrir en rédigeant cette conclusion, venu de Fabrice Hadjadj, dans son livre de 2014 Puisque tout est en voie de destruction – Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité. L’auteur reprend la différence décisive proposée entre ‘futur‘ et ‘avenir’ par Jacques Derrida, – selon le rapport qu’il en fait, “entendue pour la première fois dans la bouche de Jacques Derrida”, – et qu’il propose d’établir de la sorte :
» “En un mot, le futur est relatif à ce qui va, l’avenir à ce qui vient, et il faut que ce qui va soit ouvert à ce qui vient, sous peine d’une vie qui meurt en se fixant dans un programme. Cette subordination du futur à l’avenir marque aussi la supériorité et plus encore la surprise de l’avenir par rapport au futur. Quand le monde ne va pas, quand, sous nos yeux, il court à sa perte, cela n’empêche pas le royaume de venir : sa grâce ne dépend pas de nos mérites, elle présuppose même plutôt notre condamnation.” Le propos fixe donc, selon l’âme poétique et l’esprit du croyant qu’est Hadjadj, et du croyant qui se réalise dans l’Église (le catholicisme de Rome), la grande différence entre ‘futur’ (ce que l’être projette lui-même à propos de ce qu’il croit qui sera) et l’‘avenir’ (ce qui sera en vérité, qui n’offre aucune garantie de correspondre à ‘ce que l’être projette...’). On observe bien heureusement que, dans cette définition de notre auteur, l’appartenance à la religion n’interfère nullement de manière faussaire ni disgracieuse dans le sens du texte ; la religion ne s’approprie pas le croyant, même si le croyant y renvoie implicitement, ce qui tendrait à susciter l’estime pour le croyant et la forme de sa foi. Par conséquent, cette définition a sa place dans ces pages, et son prolongement également, – alors que c’est là qu’intervient l’intérêt théorique fondamental interprété sur le mode théologique pour mon propos : “De la définition qui précède on peut déduire autre chose, à savoir que le passé se trouve rejeté par le futur, mais assumé par l’avenir.” (Bien entendu, c’est moi qui ai pris l’initiative d’accentuer par un procédé typographique le membre de phrase qui rencontre la conception que je suis en train de développer à partir d’une émotion qui m’est donnée, celle de la nostalgie, qui devient une grâce, qui en se développant rencontre l’essence de ce que je perçois comme une intuition haute.) Ce que nous dit cette phrase, c’est toute l’essentialité du passé, son indispensabilité pour la marche des choses, par conséquent sa nécessaire immuabilité hors des contraintes du Temps. Lui seul, le passé, et nullement le présent (je veux dire plus encore : “notre présent”), est la clef de l’avenir, alors que le présent est en constante négociation de manifestation avec le futur dans l’espoir vain d’en faire ‘son’ avenir. La nostalgie, dans tout cela, est une intuition qui nous vient du passé dans la seule mesure où le passé est assuré par l’avenir. (La nostalgie nous indique bien plus l’avenir que le présent puisqu’elle est éternité.) »
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