1Les textes présentés dans ce recueil sont exclusivement d’ordre épistémologique. De fait, le volume est entièrement composé de textes inédits en français qui sont autant d’éclairage (articles), de clarifications (réponses à différentes attaques) de la pensée vivante de Moscovici (le volume se clôt par un entretien). Il s’agira au cours de ce livre de saisir la spécificité de l’apport de Serge Moscovici dans la théorie des représentations sociales. Tout d’abord en en faisant la genèse théorique, mais aussi, et surtout, en décortiquant comment se forment les représentations sociales et leur efficace au sein de la société, des groupes ou sous-groupes sociaux qui les véhiculent, les façonnent, les remodèlent, les incorporent ou les combattent. Encadré par une préface et une postface, ce livre, riche et aux analyses fines, est un bilan des avancées théoriques et des acquis de la psychologie sociale, mais aussi de ses perspectives.
2Chaque science se caractérise par son objet, sa matière et son phénomène. Quelle est la matière de la psychologie sociale ? Et pour la partie qui occupe Moscovici, quelle est la matière des représentations sociales ? Tout simplement le sens commun. Non pas un agrégat d’individus, qui seraient subsumés sous la notion de représentation collective ou de conscience collective, mais des individus vivant et agissant, communiquant dans de multiples interactions sociales formant ainsi le sens commun. « Les représentations sociales sont générées et structurées lors du processus de communication » (p. 52).
3Le chapitre 6, sous forme d’entretien, est autobiographique. Revenant sur sa « période d’innocence » (p. 235) comme il l’appelle, il montre comment le parcours intellectuel et personnel de Serge Moscovici l’a amené à modeler le concept de représentation sociale en psychologie sociale. On y croise Weber, Piaget, Merleau-Ponty, mais aussi, et surtout, Durkheim et Lévy-Bruhl (qui, soit dit en passant, n’a pas eu la réception qu’il aurait dû mériter). Il emprunte à Durkheim la notion de représentation collective qu’il transformera ensuite en représentation sociale. Pourquoi ? Parce que la notion durkheimienne semblait par trop monolithique, disons totale car elle embrasse l’ensemble de la population de façon immédiate. Passer du collectif au social voulait rendre compte de la « pluralité des représentations et leur diversité dans un groupe » (p. 132). Ceci implique de « renoncer à l’ancienne opposition de l’individuel et du collectif » pour penser le monde social en train de se faire. Mais ce parcours épistémologique ne s’arrête pas là. Il implique de penser à travers les différentes sciences sociales. En effet, la notion de représentation sociale implique à la fois de penser le langage, donc les sciences de la communication, l’histoire, les sciences cognitives, la psychologie, la sociologie et l’anthropologie. « La psychologie sociale est d’abord et avant tout une science anthropologique et historique » (p. 188). Le parcours de l’auteur est donc un dialogue entre ces différentes sciences, qu’il soit polémique ou non, avec le souci constant d’analyser le monde social en train de se faire, c’est-à-dire la genèse des représentations sociales.
- 1 Les rumeurs partagent ce même socle, nous pouvons les considérer comme un sous-groupe au sein de la (...)
- 2 Serge Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanaly (...)
4Confiance et non-familiarité sont les deux aspects à l’origine des formations des représentations. Ce sont également les principes qui guident la vie sociale dans les multiples interactions entre les individus1. En effet, la confiance est à la base de nos échanges avec les autres. Même son absence n’en est finalement que l’inverse, c’est-à-dire que tel propos tenu par une personne en qui je n’ai pas confiance sera immédiatement rejeté alors que sera accepté celui qui sera tenu par une personne en qui j’ai confiance. La non-familiarité quant à elle est inacceptable, devant sortir de sa zone d’ombre pour venir sur le devant de la scène, dans la zone de familiarité, de confort pourrait-on dire. Autrement dit, une information, un concept qui paraît totalement obscur, ou encore une découverte scientifique qui est totalement indigeste pour qui ne pratique pas ladite science se trouve dans une zone de non-familiarité. Le travail de son intégration (analogue au travail du rêve) dans la familiarité, sa vulgarisation offre à la fois une déformation par rapport au contenu originaire mais également une information communément partagée. Citons un des grands livres de Moscovici, La psychanalyse, son image et son public 2 où l’auteur montre comment le contenu de la psychanalyse a été totalement transformé dans sa réception par le grand public. Mieux, car sa réception et sa contextualisation ne furent pas monolithiques, comment les différents groupes et sous-groupes sociaux se sont emparés du langage psychanalytique dans des assimilations divergentes voire opposées. On ne parle plus vraiment de « science bourgeoise », ni même de « science juive » comme l’ont fait les communistes et les nazis, mais tout un chacun semble compétent pour employer son vocabulaire : complexe d’Œdipe, acte manqué, interprétation des rêves, sont autant d’idées qui circulent de façon opérante sans pour autant qu’elles émanent de psychanalystes chevronnés. Ceci amène l’auteur à postuler que c’est la croyance, bien plus que la rationalité, qui est à l’origine des représentations sociales. D’où cette « inquiétante question » : « Pourquoi les hommes pensent-ils de façon non logique et non rationnelle ? » (p. 67)
- 3 Voir Claude Javeau, Le bricolage du social. Un traité de sociologie, Paris, PUF, « Sociologie d’auj (...)
5Analysant quelles sont les sources des formations des représentations sociales, Moscovici montre en quoi l’univers scientifique est devenu la source principale des représentations. Il dresse ainsi un parallèle très heuristique entre l’univers sacré religieux et l’univers scientifique. Non pas forcément pour stigmatiser la nouvelle idéologie que pourrait être la science, la techno-science même, ainsi que son emprise sur les individus, mais bien plutôt pour montrer en quoi tout un chacun transforme les théories et découvertes scientifiques (le domaine du non-familier) en « post-sciences populaires » (p. 27) ou folk-sciences. Ainsi les théories biologiques, psychologiques, sociologiques, économiques, physiques, etc. sont passées au crible du sens commun et réinterprétées, transformées dans le cadre de référence qui permet aux individus de le comprendre pour d’agir concrètement. Ainsi, les transformations changent « la nature des théories, la trame et le sens des faits dont elles traitent, et même la logique » (p. 202). La naissance des représentations est donc ce bricolage du social 3 qui métamorphose les théories, discours, faits en quelque chose de familier. « Contexte, normes et buts » (p. 257) forment les trois éléments qui permettent de piocher parmi les représentations sociales disponibles, ceci sans souci de cohérence logique entre elles. L’individu « érige ainsi des éléments de sciences hétéroclites et les dispose pour former un ensemble significatif, qui revêt pour lui une valeur pratique » (p. 250). C’est ce que Moscovici nomme la « polyphasie cognitive » (p. 251), en d’autres termes, Mythos et Logos coexistent (comme ils ont toujours coexisté) manifestement dans les sociétés occidentales.
- 4 C’est une notion que Serge Moscovici a particulièrement développée dans son livre, Psychologie des (...)
- 5 Voir sur ce point, Mary Douglas, Comment pensent les institutions suivi de La connaissance de soi e (...)
- 6 Voir Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klinc (...)
6À partir de leur genèse on peut classer les représentations en trois types distincts (p. 136-137) : hégémoniques, proche des conceptions durkheimiennes du collectif ; émancipées, c’est-à-dire en marge des représentations dominantes4 ; polémiques, générées au cours d’une lutte entre groupes différents de la société. Ce sont les différentes représentations ainsi que la place qu’elles occupent dans le champ social qui sont à l’origine des institutions sociales. « La représentation partagée par les membres d’un groupe, d’une institution, etc., exprime ainsi son identité d’une manière plus fondamentale que ses manifestations et son organisation » (p. 41). Autrement dit, certaines représentations durables peuvent se cristalliser en institutions qui façonnent et structurent la vie sociale5, mais l’institution ne repose pas un socle rationnel de type wébérien, mais sur une représentation qui est un mélange entre le mythe et le rationnel. Ainsi c’est la croyance qui joue un rôle fondamental au fondement et pour le fonctionnement de la vie sociale et non la rationalité. L’auteur souligne, et c’est là un point capital de son approche sur lequel je souhaiterais conclure cette présentation, que les représentations sociales sont le processus au cœur de la constitution de la réalité. Réfutant l’approche de Berger et Luckmann 6, Moscovici montre en quoi la constitution de la réalité est un processus dynamique qui doit être pensé et conceptualisé comme tel, et non selon une approche statique et réifiée. C’est pourquoi l’étude des représentations en train de se faire permet de saisir la genèse du monde social et de comprendre comment se constitue la pluralité des mondes sociaux.