Retour d’Afghanistan : « Bombe le torse et sois fort »

Dossier diplomatique prioritaire pour Hollande, l’« Afgha » est aussi un enjeu humain : les soldats en rentrent cassés et la réacclimatation est difficile.

Des militaires français de l’Isaf, la force armée de l’Otan en Afghanistan, à Kaboul le 18 mars 2012 (SHAH MARAI/AFP)

Adam est sergent-chef dans l’armée française. A son retour d’Afghanistan à l’été 2010, sa mère, Marlène Peyrutie, le trouve changé :

« Il était blanc, amaigri, impatient. Même les chansons de son petit garçon l’agaçaient. »

Parents et conjoints sont déboussolés. Adam a fait plusieurs missions à Kaboul. Au retour de la dernière, il sombre dans l’alcool et les idées noires. Son couple explose. Quelques semaines après son arrivée en France, on le ramasse sur une plage près d’Arcachon. Dans le coma. Bourré de médicaments.

Alors que son fils est interné en psychiatrie, Marlène Peyrutie épuise ses insomnies sur Internet. Elle pense comprendre que son garçon a subi un stress post-traumatique. Les symptômes : angoisse, violence, dépression. Un syndrome qui affecte de nombreux autres soldats revenus d’« Afgha ».

« Rambo qui se croit de retour dans la jungle vietnamienne »

Pour rassembler les proches vivants au « Suicidistan », du nom d’un documentaire sur la vague de suicides dans l’armée américaine, Marlène Peyrutie crée au début de l’année l’association Terre et Paix :

« Certains soldats retournent écorchés vifs dans leurs familles. Ce sont des Cocotte-Minute. Un silence et puis tout explose. »

Cette Cocotte-Minute sera bientôt au calendrier du prochain gouvernement. 83 soldats français tués et près de deux milliards d’euros depuis 2008. François Hollande a promis que le contingent français – plus de 3 000 soldats – serait de retour au pays avant la fin de l’année. Des études américaines disent qu’environ 20% des GI’s rentrent (d’Irak) avec un stress post-traumatique. Aucune statistique de ce type en France. Pourtant, pour Marlène Peyrutie :

« Plusieurs centaines de familles vont accueillir un proche traumatisé, violent et suicidaire. »

Le syndrome du stress post-traumatique – ou PTSD dans son acronyme anglais – nourrit beaucoup de fantasmes. La faute à des films tels que « Taxi Driver » (1976) ou plus récemment « Brothers » (2009), qui véhiculent l’image du vétéran alcoolique et « péteur de plombs ».

Le traumatisme se décompose en trois phases :

  • l’évènement traumatisant : en Afghanistan, c’est bien souvent un camarade qui saute sur un IED, ces explosifs artisanaux déclenchés à distance ;
  • la période de latence : de quelques jours à plusieurs mois ;
  • la résurgence : le soldat revit l’horreur. Il cauchemarde éveillé. L’odeur, le son… Tout y est.

Un psychiatre militaire, qui préfère taire son nom (n’étant pas « philosophiquement du même côté » que la ligne éditoriale de Rue89 »), concède une métaphore hollywoodienne :

« On appelle cela la “réminiscence diurne”. C’est Rambo qui se croit de retour dans la jungle vietnamienne. »

La « Grande Muette » à l’écoute

Pour désamorcer le mal-être et atténuer le décalage du retour, l’armée a mis en place à partir de décembre 2009 un « SAS de décompression » à Paphos, sur l’île de Chypre. Trois jours dans un hôtel cinq-étoiles. Piscine, buffet, tables de massage. Une seule mission : « Se reposer ». Et digérer six mois de crapahutage dans la poussière et la caillasse. Techniques de relaxation, relâchement musculaire et sensibilisation au traumatisme sont au programme.

Anne-Charlotte, pilote de tank et maman d’un garçon de 4 ans, est passée par le SAS :

« On nous prévient : “Attention, à votre arrivée, votre fils peut avoir peur de vous.” Il arrive que les familles aient des réactions étranges. »

Le SAS fait partie d’un dispositif de soutien psychologique mis en place face au durcissement des opérations. Après l’accrochage d’Uzbin, en 2008, des Officiers environnement humain (OEH) et des psychologues chargés d’organiser d’éventuels rapatriements sont déployés sur le terrain. Une cellule d’aide psychologique végétait depuis plusieurs années, elle trouve enfin sa place.

Le même psychiatre militaire :

« L’Afghanistan a fait comprendre qu’il faut soigner la blessure psychique aussi bien que la blessure physique. »

Bombe le torse et sois fort

Si l’Afghanistan a obligé l’armée française à muscler son accompagnement psychologique, il reste difficile de suivre des hommes qui, leur contrat terminé, sortent de l’institution. Les familles – pourtant en première ligne – s’estiment peu informées. On leur remet bien un mémento sur les « effets possibles post-opération », mais une compagne témoigne :

« Il faut aller chercher soi-même les informations. En six mois, je n’ai reçu que deux e-mails de l’armée. »

Pas facile de faire causer des soldats souvent taiseux. Un militaire qui, encore sous les drapeaux, ne souhaite pas donner son nom, explique :

« On préfère laisser la guerre à la porte du foyer. La famille ne peut pas comprendre. Ils n’ont pas vu, ils n’ont pas vécu. »

Dans ce silence, les familles voient plutôt l’ombre d’un tabou. Jacqueline Chouan, dont le fils soldat a fait une tentative de suicide qui l’a laissé paralysé, souligne amèrement que la devise du 126e régiment d’infanterie est « fier et vaillant ». Marlène Perytutie abonde :

« La psychologie du soldat, c’est plutôt “bombe le torse et sois fort”. Il est difficile de laisser tomber la cuirasse. »

Certains militaires peuvent aussi éprouver des réticences à consulter des services psychiatriques par peur que leur contrat avec l’armée ne soit pas renouvelé. Mais ce psychiatre militaire souligne que les mentalités sont rapidement en train de changer :

« Dans ma clinique, je vois défiler des soldats qui, au moindre coup de moins bien, se pensent atteints de post-traumatisme. »

Détaler au feu d’artifice

Même lorsque la mission s’est déroulée sans épisode traumatisant, une période de réacclimatation est nécessaire. Anne, dont le fils soldat est revenu en juin, n’en revient toujours pas :

« Au retour, il se servait dans les étals des supermarchés ! Là-bas, s’ils ont soif, ils attrapent une pastèque sur un marché. »

Après quatre à six mois de vie à l’affût, difficile de perdre ses réflexes. Anne se souvient des festivités du 14 Juillet de l’an dernier :

« J’ai eu la mauvaise idée d’emmener mon fils à un feu d’artifice. A la première explosion, il a détalé. »

Un militaire opine du chef :

« Au début, il est difficile de sortir tout seul. On est toujours à la recherche d’un abri. On sursaute au moindre coup de klaxon. »

Le même soldat confie qu’après son séjour dans l’un des pays au monde les plus éprouvés par la guerre, son regard a changé :

« Lorsque l’on revient d’Afgha et que le gamin refuse de manger sa banane parce qu’elle est un peu noire, on a vite la moutarde qui monte au nez. »

Accrocs dans l’étoffe des héros

Autant d’entailles dans l’image du bel héros médaillé et du retour glorieux. Aux Etats-Unis, le mythe tient bon. De nombreuses télés diffusent les retrouvailles surprises de militaires fraîchement débarqués dans leurs familles. En bel uniforme, papa ouvre la porte de la salle de classe. « Daddy ! » Larmes, moulinets de bras... Le « homecoming soldiers » fait des ravages sur Internet.

Les Français sont plus pudiques, même si quelques familles ont mis en ligne la vidéo de leurs embrassades. Peut-être parce que les soldats français ont le sentiment de réintégrer une société qui n’aime pas son armée et ne soutient pas cette guerre.

Un militaire revenu de Kapisa (qui garde par habitude son couteau sanglé à sa cuisse) :

« Je vois dans leur regard que les gens se demandent si j’ai tiré sur des civils. »

Ce sentiment de revenir dans l’indifférence a pris un goût plus prononcé ces dernières semaines. Beaucoup de soldats reviennent désabusés, un sentiment d’inachevé en bouche :

« Ça sent le retrait. On se demande parfois à quoi tout cela sert, a servi. En France, on reprend le train-train quotidien sans reconnaissance particulière. »

Et l’on retrouve les deux objectifs de Marlène Peyrutie : alerter des risques de post-traumatisme et secouer une opinion publique qui retrouve ses soldats dans l’indifférence la plus complète.

Enquête réalisée avec Marion Guérin

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