Florian Cova entend présenter ici un mouvement récent, à savoir la philosophie expérimentale , ou X-Phi. La X-Phi[http://pantheon.yale.edu/~jk762/ExperimentalPhilosophy.html] est née il y a une dizaine d'années. Elle s'inscrit dans un certain courant philosophique contemporain qui ne conçoit pas son travail en dehors d'une étroite collaboration avec les sciences cognitives. Consistant en une introduction, cinq chapitres, entrecoupés de quatre interludes, et d'une conclusion, le livre a la facture d'un manuel d'introduction : pas de bibliographie exhaustive, mais des pistes de lecture ; un traitement du sujet par thèmes (La morale, les biais moraux, Liberté et déterminisme, le scepticisme de la X-Phi, le problème du rapport entre états matériels et états mentaux). Dans cet esprit, l'auteur procède toujours en supposant que son lecteur ne sait rien, ni de la X-Phi, ni des débats philosophiques contemporains dans lesquels la X-Phi est intervenue, et on lui sait gré de cet effort didactique et pédagogique.
L'auteur est lui-même engagé dans la X-Phi, et a déjà mené plusieurs études empiriques – il en cite certaines dans cet ouvrage –, il s’exprime donc en tant que participant actif de cette tendance philosophique. Son but étant clairement de militer pour un usage plus étendu de cette méthode dans la philosophie en général, et en particulier en France, cela le conduit parfois à des excès et à des travers polémiques sur lesquels nous reviendrons à la fin de ce compte-rendu critique, après avoir présenté l'argument de l'ouvrage en détail.
L'usage des intuitions, c'est-à-dire les " jugements vers lesquels nous inclinons, sans que cette inclination soit le fruit d'une théorie explicite " (p.9) est répandu en philosophie, et ce, au moins depuis Platon. Le schéma est souvent le même. Il consiste à mettre en place une expérience de pensée, c'est-à-dire " un cas complexe, parfois farfelu, dont la fonction est de tester, en situation extrême, certaines théories philosophiques " (p.13), de manière à susciter une intuition, qui peut alors être présentée comme " évidente " ou comme ressortissant au sens commun. C'est dans le cadre de la philosophie analytique que cette méthode a pris le plus d'ampleur et de systématicité, mais on la trouve partout dans la tradition philosophique (Locke, Leibniz...).
Comment faire un bon usage des intuitions en philosophie ? De deux choses l'une, nous prévient l'auteur en introduction, ou bien un philosophe s'appuie sur ses intuitions parce qu'il pense qu'elles ont une évidence telle que cela fournit un fondement inattaquable à sa thèse (ou une objection dirimante à la thèse adverse) ― et il en appelle alors au sens commun, à ce que " nous dirions, penserions... " dans ce cas, ou bien un philosophe s'appuie sur ses intuitions, parce que ce sont ses intuitions qui l'intéressent. S'il s'agit du premier philosophe, alors on lui rappellera que des " observations informelles ne permettent pas de décider si tel cas inspire bien telle intuition chez la plupart des gens. Pour le savoir, il faut une approche empirique plus rigoureuse. C'est elle que la philosophie expérimentale se propose d'apporter, en allant étudier directement, sur le terrain, les intuitions des gens " (p. 14). S'il s'agit du second philosophe, qui défend une " conception dialectique " de l'appel aux intuitions, on lui objectera que si le seul but de ce philosophe est de mettre en ordre ses propres croyances, sans se soucier de la contribution aux croyances des autres, alors (p.19) il n'y a pas besoin d'être payé par l'Etat pour faire cela (argument que je trouve, pour ma part, faible : une quête solipsiste de sens peut très bien être exemplaire et utile), et que, la philosophie devant être communicable, elle doit s'appuyer sur des intuitions largement partagées (il y a là un sophisme, un contenu peut être communicable, alors même qu'il n'est accessible, dans sa forme première, qu'à un seul individu...). S'il ne s'est pas rendu à ces deux arguments (et on a des raisons de supposer qu'il ne s'y est effectivement pas rendu), on pourra toujours montrer à ce philosophe que l'approche expérimentale peut lui être utile, en effet, " la philosophie expérimentale a quand même quelque chose à lui apprendre : les mécanismes psychologiques à l'origine de ses intuitions " (p.21). En effet, la X-Phi est une " psychologie philosophique, c'est-à-dire […] une psychologie de l'activité philosophique, une enquête sur les mécanismes psychologiques propres à cette quête de connaissance qu'est la philosophie " (p.7). Ce serait donc parce qu'elle nous permet de mieux comprendre les pouvoirs et les limites de l'esprit philosophant que la X-Phi pourrait nous aider à mieux philosopher.
L'auteur montre en effet très bien, par la suite, comment la X-Phi a permis de faire progresser certaines problématiques philosophiques traditionnelles dans le champ de la philosophie analytique. Cependant, on peut lui adresser d'emblée deux questions : Tout d'abord, peut-on limiter " les mécanismes psychologiques propres à cette quête de connaissance qu'est la philosophie " aux expériences de pensée ? Si ce n'est pas le cas, alors on peut dire que le mordant de la X-Phi s'arrête là où les expériences de pensée du genre de celles auxquelles la X-Phi s'intéresse s'arrêtent. Il y a sans doute d'autres méthodes philosophiques que les vignettes, utilisées individuellement ou expérimentalement. Ensuite, il est précipité de considérer que la X-Phi n'a pas des attentes, des présupposés et des préjugés que l'on n'est pas obligé de partager. S’il y a un désaccord fondamental entre le type de méthodologie préconisé par la X-Phi et la " philosophie du langage ordinaire " (puisque l'auteur termine son livre sur ce désaccord, nous y reviendrons), il n'est pas sûr que l'on résolve le conflit en montrant que la " philosophie du langage ordinaire " manque cruellement d'une méthode d'étayage empirique de ses affirmations. Je reviendrai sur la deuxième question à la fin de cette recension.