J’ai été intéressée par l’article d’Anne-Marie el-Hage paru le samedi 25 février, donnant le compte rendu de l’exposé de Boris Cyrulnik sur le thème de « l’accueil aux migrants » et par conséquent sur la psychologie de l’exil en général.
Sachant que tout commentaire peut en appeler un autre, permettez-moi de soumettre, à travers votre rubrique « Opinion », quelques réflexions que j’estime non dépourvues d’intérêt sur le même sujet.
Je commence par saluer l’analyse très pertinente du conférencier, qui a su relever les diverses situations auxquelles les pays d’accueil ont à faire face dans pareils cas. Marginalisation, assimilation et intégration en sont les facettes majeures, de quoi pousser le lecteur à réfléchir sur ces situations apparemment sans issue.
Or, dans le souci de parfaire l’énoncé de ce problème épineux, ne faudrait-il pas ajouter à l’angoisse éprouvée par les migrants celles qui peuvent apparaître également – et tout aussi légitimement – du côté des populations qui les reçoivent de gré ou de force ?
Mon commentaire vient donc s’insérer dans cette brèche pour en compléter l’éclairage par un mot sur « l’identité », principe radical chez l’être humain.
1) On ne peut jamais perdre son identité.
2) On ne peut la transmettre non plus.
3) Libaniser, par exemple, un Syrien, syrianiser un Libanais, européaniser un Arabe ou américaniser un Européen... Pourquoi ?
Respecter et protéger l’identité est un devoir moral, un devoir d’éthique. L’identité est une appartenance indéfectible à ce qui est « l’originel ». Elle est un droit sacré qui contribue à l’évolution d’un être humain dans la dignité afin que l’humanité soit honorée par ses propres fils.
En outre, les projets planifiés de « transferts de populations » servent, le plus souvent, des intérêts occultes et deviennent, à long terme, dangereux. Les « greffes de populations » perturbent, dans l’absolu, toute identité et créent une nation à l’identité indéfinissable qui se réveillera un jour pour revendiquer une citoyenneté d’un genre nouveau.
Cela produit non pas des sociétés que l’on souhaiterait homogénéisées, mais des sociétés devenues chaotiques pour avoir ignoré les caractères spécifiques de chaque groupement ethnique.
Comme le dit le professeur Cyrulnik, les populations transférées vivent constamment dans une ambiance de nostalgie déstabilisante. Car, malgré les multiples tentatives d’insertion, l’identité d’origine des migrants ne sera plus jamais pleinement vécue.
Ces identités défigurées essayent sans doute de s’adapter à un nouveau mode de vie totalement différent du leur. Cela a pour conséquence de provoquer un déséquilibre psychique. Apparaît alors un « autorejet » dans la violence, deuxième conséquence due au concept de « transfert de populations », qui n’est qu’un cri de désespoir du « Moi ancestral ». Ces humains-là ne peuvent plus s’identifier à personne parce que viscéralement attachés à des racines que les siècles ont poinçonnées à jamais.
À leur tour, les pays d’accueil, consentants ou forcés, vivent eux aussi des moments d’égarement. Les conditions nouvelles imposées à leur quotidien les contraignent à composer avec des groupes véhiculant des convictions et des coutumes particulières. Ce qui déclenche un sentiment de peur qui leur semble devoir remettre en question leur Moi profond et les spécificités de leur patrimoine.
Les voilà déstabilisées à leur corps défendant et leur inquiétude génère aussitôt un état d’alerte annonçant un combat à venir. Les sociétés locales assumeront, de fait, ce combat dans le but de maintenir leur propre identité. Elles tentent ainsi de lever l’ambiguïté d’une identité jugée confuse.
Pour être juste, c’est donc dans les deux sens que le concept signalé plus haut doit être pensé si l’on veut éviter les malentendus et les heurts existentiels, et bloquer toute fracture sociale.
L’unique parade ne peut venir que de la part des responsables politiques pour remettre les pendules à l’heure et composer, malgré tout, avec le nouvel ordre des choses.
Le cas libanais, en conclusion, est plutôt un titre de gloire. Notre petite nation, tissée au départ par des apports d’ethnies et de confessions diverses, a su assumer, par le miracle de la tolérance réciproque, tous les obstacles, en dépit de la turbulence endémique de nos comportements.
Quant à nous pencher sur notre propre exil – qui fut vécu le plus souvent sur notre sol national même –, il serait vain de culpabiliser un peuple qui n’a fait que défendre son identité et sa survie.
Il est bon de rappeler enfin que les Libanais qui se sont volontairement exilés ont toujours su s’intégrer parfaitement dans les pays d’accueil, sans avoir à provoquer quelque remous que ce soit.
Nous restons fiers, à juste titre, de nos émigrés depuis cent ans et prions nos autorités pour que leurs droits au retour et à leur nationalité d’origine leur soient définitivement facilités.
Noha M. GEMAYEL-INGEA
(Propos sur « l’identité »,
pensés et écrits dès 1993).