«Je prédis que les neurones miroirs feront pour la psychologie ce que l’ADN a fait pour la biologie.» Cette audacieuse prophétie, en 2000, émanait de Vilayanur Ramachandran, professeur de psychologie à l’Université de Californie à San Diego (Etats-Unis). Près de dix ans plus tard, cet éminent chercheur s’aventurait plus loin. Les neurones qui ont formé la civilisation, tel était le titre d’une conférence TED qu’il donnait à Mysore (Inde): une ode à ces mirobolantes cellules, devenues au fil du temps les idoles de la psychologie cognitive.
Les neurones miroirs ont été découverts chez le singe macaque au début des années 1990 par Giacomo Rizzolatti et son équipe, à l’Université de Parme. Très vite, ces cellules fascinent la communauté des neuroscientifiques ; au-delà, elles séduisent aussi le grand public. C’est que ces neurones ont une étonnante propriété: ils s’activent aussi bien lorsque le singe exécute une action (quand il se saisit d’un objet, par exemple) que lorsqu’il observe un congénère en train de réaliser cette même action. Ils se trouvent dans les aires prémotrices et pariétales du cortex cérébral.
Leur nom vient du fait que, comme dans un miroir, ils permettraient de se voir agir à la place de l’autre. Car l’existence d’un système analogue a été retrouvée chez l’homme… et le concept s’est emballé. Selon leurs hagiographes, ces fabuleux neurones seraient à la base de tous nos comportements sociaux, le langage, les conduites d’imitation et l’apprentissage, la compréhension d’autrui, l’altruisme et l’empathie, l’orientation sexuelle, les attitudes politiques, l’hystérie de masse, ou encore le bâillement, le tabagisme ou l’obésité. Mais aussi, en cas de dysfonctions, dans la schizophrénie ou l’autisme. «Ces cellules sont devenues la tarte à la crème de la psychologie», résume Jean Decety, professeur de psychologie et de psychiatrie à l’Université de Chicago.
En 2008, une étude publiée par le biologiste Harold Mouras et ses collègues dans la revue Neuroimage est même parvenue à « montrer » l’importance des neurones miroirs dans l’érection chez l’homme. De son côté, le dalaï-lama aurait été tenté de visiter l’Université de Californie à Los Angeles pour comprendre le rôle des neurones miroirs dans la compassion. L’art est aussi concerné: « Avec la découverte des neurones miroirs, les neurosciences commencent à comprendre ce que le théâtre sait depuis toujours », a déclaré le metteur en scène Peter Brook, comme l’indiquent Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia dans leur ouvrage Les Neurones miroirs (Odile Jacob, 2008).
Patatras! Voilà le mythe qui s’effondre. «Quelles sont ces miraculeuses cellules du cerveau humain capables de tout expliquer, de l’érection à l’autisme?» s’étonne, non sans ironie, Gregory Hickok. Ce spécialiste des bases neurales du langage, professeur à l’Université de Californie à Irvine, a publié en août 2014 The Myth of Mirror Neurons (Norton Company, non traduit en français). Ou comment démolir, à coups d’arguments étayés, les promesses abusives de ces cellules aux reflets trompeurs.
Pas question pour autant de remettre en question leur existence. «Le point clé est qu’il existe des codes neuraux communs à l’action et à la perception, souligne Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France. Dans le domaine du langage, c’est évidemment une condition nécessaire à l’existence de représentations partagées entre les différents locuteurs.»
«Le concept de neurone miroir reste très intéressant, poursuit Stanislas Dehaene. De nombreux scientifiques n’ont pas eu la naïveté de croire qu’il s’agissait de cellules miracles, tel le professeur Marc Jeannerod en France. Mais il est vrai que leur importance a souvent été exagérée. » Pour Jean Decety, c’est un euphémisme: «Le terme même de «neurone miroir» a favorisé cet engouement. Ces neurones jouent un rôle certain dans le codage des actions, les apprentissages moteurs et les associations sensori-motrices. Mais de là à les rendre responsables de la compréhension des émotions ou de l’empathie, ce n’est pas sérieux!»
D’où vient leur extraordinaire succès? De trois traits, analyse Gregory Hickok. La simplicité du concept, d’abord: «Nous sommes capables de comprendre une action parce que la représentation motrice de cette action est activée dans notre cerveau.»
En somme, c’est en usant de la connaissance de nos propres actions que nous tirons notre intelligence des intentions d’autrui. Un processus vital quand il s’agit de décrypter si ces intentions nous sont favorables ou non! Ensuite, cette simplicité est une promesse de compréhension de comportements sociaux complexes. Enfin, ce concept fournit un mécanisme neuronal de la cognition humaine, mais aussi une piste pour étudier son évolution.
Pour autant, Gregory Hickok relève un paradoxe: toutes les spéculations sur le rôle de ces cellules dans nos comportements viennent d’études menées chez le macaque, «incapable de parler ou d’apprécier de la musique». Certes, on a retrouvé une classe de cellules au comportement voisin dans une zone homologue du cerveau humain: l’aire de Broca, responsable notamment de la production du langage parlé. Mais le comportement de ces neurones humains diffère de celui de leurs homologues simiens. Car les zones du cerveau humain qui s’activent durant l’observation d’une action ne s’activent pas durant son exécution. Or c’est le trait marquant des neurones miroirs du singe!
Seconde faiblesse: rien ne prouve que les neurones miroirs du singe lui permettent de comprendre les actions de ses congénères. Autre faille: chez l’homme, des lésions du système des neurones miroirs n’entraînent pas de déficits dans la compréhension des actions d’autrui.
Deux exemples sont frappants. Le premier vient de patients atteints d’apraxie: ils sont incapables de réaliser un mouvement sur demande, souvent à la suite d’un accident vasculaire cérébral ou à cause d’une maladie d’Alzheimer. Pour autant, ils ne sont pas systématiquement incapables de comprendre le sens de cette action. Le second exemple vient du syndrome de Moebius. Cette maladie congénitale entraîne une paralysie de la face: les patients sont incapables d’exprimer des émotions faciales. Or ils parviennent malgré tout à reconnaître les émotions faciales d’autrui. «Ce résultat va à l’encontre du rôle des neurones miroirs dans la reconnaissance des émotions», souligne Jean Decety.
Plus subtile est la circularité des arguments appuyant ce concept. Ses partisans raisonnent ainsi: «Comme le singe, l’homme possède un système de neurones miroirs. Dans l’espèce humaine, les aires motrices sont essentielles à la compréhension du langage. Par conséquent, les neurones miroirs du singe sont aussi responsables de la compréhension des actions.» On tourne en rond! Dernier biais: la signification d’une action ne réside pas dans le mouvement. En témoigne ce paradoxe: plus le codage d’un mouvement spécifique est fin, moins son sens est précis – et inversement.
Dans un long chapitre, Gregory Hickok torpille la théorie des «miroirs brisés» pour expliquer l’autisme. En effet, les centaines de patients atteints d’aphasie ou d’apraxie, par suite d’une destruction du système des neurones miroirs, ne deviennent pas autistes pour autant.
Quel pourrait être l’avenir de ces idoles déboulonnées? Selon l’auteur, leur modèle imparfait mérite d’être «recyclé» dans des modèles plus complets des bases neurales de la cognition et de la communication. «Quelque chose doit avoir évolué qui rend le comportement des neurones miroirs humains différent de celui des macaques.» Telle est l’énigme de la «matière noire» de cet univers cérébral.
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