Jusqu’à une récente conversation, je me sentais un peu comme tout le monde, une inconnue du Net : celle qui se promène de site en site, égraine ses infos personnelles ici et là pour acheter un livre ou réserver un vol ; celle qui commence ses journées sur Facebook, qui râle parce qu’il y a trop d’indésirables dans ses e-mails ; celle qui boit un café, met son manteau, descend les poubelles et court prendre son métro. Bref, comme tout le monde. Enfin, c’est ce que je croyais. « Tu donnes toutes tes informations sur le Net ? C’est dingue ! Tu vis dans la transparence totale ? » Mon amie Christine me regarde, mi-admirative, mi-effrayée. À nos côtés, Isabelle, sourcils froncés, me lance : « Quelle horreur ! Les réseaux, la transparence c’est un cauchemar ! Et nous sommes nombreux à voir les choses ainsi. » Mon cerveau ne fait qu’un tour. Est-ce que je connais encore quelqu’un qui refuse d’aller sur Internet ? La réponse m’étonne la première : non. Peut-être mon père, mais il triche par-dessus l’épaule de ma mère. J’aurais pu leur rétorquer que nous sommes tous logés à la même enseigne et pris dans le vortex numérique. Même Isabelle, la coriace : parce qu’un jour, elle a voulu soutenir une bonne cause – le don d’organe –, elle s’est laissé photographier. Depuis, elle est visible sur Internet : nom, ville, profession, tout. Un faux pas a suffi à la faire repérer, répliquée à l’infini.
Elle ou moi ? La plus visible n’est peut-être pas celle que l’on croit. Alors, pourquoi n’ai-je pas peur, quand, il y a quelques années, j’étais la première à monter sur les barricades du « tous fichés » ? Me suis-je vendue ? Me suis-je abêtie à l’usage ? Sont-ce les standards de notre temps qui ont changé ? Le rapport à la vie privée : Lady Di, Nabilla ou Valérie Trierweiler ont fait reculer les frontières de la décence, le respect des convenances. La perte de confiance dans les institutions : depuis l’affaire Snowden, nous savons que les États nous surveillent. Le mensonge généralisé : Internet n’est évidemment pas le lieu de la vérité ! Nous passons notre temps à le gruger, à lui mentir, à lui donner de fausses adresses… Et nous savons bien que notre avatar numérique n’est pas nous.
Depuis ma conversation avec Christine et Isabelle, j’ai décidé de m’épier moi-même. Le soir, en famille, nous avons un écran chacun sur les genoux. Quand je nous observe ainsi, j’ai l’impression que nous contrôlons le monde. Pas que nous sommes contrôlés par lui. « Regarde, m’interrompt mon homme, le site de la SNCF a conservé l’historique de mes anciens voyages. En deux clics, je modifie un ancien billet et j’ai le nouveau. Et même mon numéro “grand voyageur” est enregistré ! Toi aussi d’ailleurs… dans les 12-25 ! À croire que je voyage avec une jeune ! » Et d’ajouter : « Tu peux me dire merci : je t’ai rectifiée et complétée ! » Jamais mieux trahie que par les siens…
Impression de déjà-vu
Sur mon écran, des escarpins vernis me font de l’œil depuis quelque temps, ainsi que le carré bleu d’une piscine au milieu de bungalows. Normal, ces images sont générées par des cookies, des programmes qui s’installent derrière l’écran dans le but avoué de « faciliter la navigation ».
Ce qui signifie qu’ils guettent mes clics et mes goûts, et qu’ils les envoient au plus offrant, c’est-à-dire au marchand. Je m’en remettrai. Je me l’avoue, être pistée ne me dérange plus. La preuve, ces images, je ne les vois plus. Caroline Lancelot Miltgen, enseignante-chercheuse en psychologie sociale, a étudié la manière dont nous monnayons nos données sur Internet. Pour elle, « cela dépend avant tout de la valeur perçue de l’échange : utilité, qualité, bénéfice…, un calcul basé sur l’estimation des conséquences futures. Plus elles semblent bénéfiques, et plus l’individu est enclin à se dévoiler ». Cette évaluation repose sur de multiples critères, sur nos caractéristiques personnelles, la complexité de la demande, le moment. « Pour réduire la charge cognitive liée à la prise de décision, nous avons souvent recours à des opérations mentales rapides et intuitives », poursuit-elle. Je me les épargne désormais en donnant tout, le plus vite possible, et sans arrière-pensée. Je n’ai pas peur, mais suis-je si différente des autres Français ? Selon une étude (1), sept sur dix estiment la Toile incontrôlable, et six sur dix carrément dangereuse. Mais, dans les faits, la majorité n’agit pas autrement que moi. Certains en affichent encore bien plus que ce que j’oserais, des photos de leurs proches ou leurs opinions politiques, par exemple. Ce « paradoxe de la vie privée », qui consiste à arborer la plus grande méfiance tout en délivrant tout de soi, ne cesse de fasciner les sociologues. Dans une autre étude, plus récente, 46 % des internautes français annoncent qu’ils accepteraient d’être pistés par une marque contre cinq cents euros par an (2). Eh bien pas moi !
Sensibilisation à la société numérique
La peur de l’usurpation d’identité, celle d’être trompé par un marchand, la peur des calomnies, des photos compromettantes…, voilà les inquiétudes exprimées dans les sondages. « Chacun a connu, à un moment ou à un autre, le trouble de se sentir dévoilé ou d’avoir dévoilé quelque chose, par une indélicatesse : nous avons tous un jour envoyé un SMS à la mauvaise personne, confirme le sociologue Dominique Cardon (3). Mais, au fond, ce n’est pas très grave. Cela fait partie de la sensibilisation à la société numérique, de notre éducation. Dans la réalité, le danger guette principalement les gens célèbres, car il faut être reconnaissable par tous pour subir la vindicte de tous. » Les cas d’escroquerie et d’usurpation d’identité restent exceptionnels, au regard des milliards de transactions numériques. « Les gens délivrent plus facilement leurs données personnelles car, s’amuse le sociologue, elles n’intéressent plus personne ! » Jusqu’à récemment, le marketing étudiait les goûts et les profils des consommateurs pour savoir quoi leur vendre. Aujourd’hui, les machines font mieux : elles tracent les trajectoires des curseurs, sur les sites marchands, repèrent les hésitations, les choix. Et elles savent afficher le bon produit au bon moment, sans savoir qui est la personne qui clique. « Nos actions, ce n’est pas nous », conclut le sociologue. Mes clics sont traqués, oui. Mais pas mon intimité. Je reste l’inconnue du web. Et cela me réjouit.
1. « Les Français et les risques numériques », étude Ifop réalisée du 11 au 13 septembre 2012.
2. « Entre les Français et leurs données personnelles, c’est compliqué », étude Havas Media publiée en septembre 2014.
3. Dominique Cardon, auteur de La Démocratie Internet (Seuil, 2010).