par Jacques van Rillaer - SPS n° 305, juillet 2013
« Ève prit du fruit de l’arbre et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea. [...] Yahvé Dieu appela l’homme : "Où es-tu ?" dit-il. [...] "Tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger !" L’homme répondit : "C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé !" Yahvé Dieu dit à la femme : "Qu’as-tu fait là ?" Et la femme répondit : "C’est le serpent qui m’a séduite, et j’ai mangé. »
L’expression « attribution de causalité » désigne en psychologie l’opération par laquelle nous expliquons des phénomènes, en particulier nos comportements et ceux des autres. L’étude systématique des attributions spontanées a débuté par les travaux de Fritz Heider, qui écrivait dans un ouvrage célèbre [1] : « En règle générale, l’homme ne se contente pas d’enregistrer des données de son environnement. [...] Ce qui l’intéresse ce sont les causes sous-jacentes aux événements, en particulier les motifs des autres personnes. Ces causes donnent des significations à ses expériences. De telles significations sont enregistrées dans son espace de vie et deviennent la réalité de l’environnement auquel il réagit ».
À partir des années 70, un nombre croissant de psychologues ont compris que les attributions constituent une variable cruciale pour comprendre et modifier des comportements. Il s’en est suivi un nombre considérable de recherches. Nous faisons très couramment des inférences causales, le plus souvent de façon irréfléchie ou peu réfléchie. Nous les produisons de façon consciente et méthodique dans certaines circonstances, comme l’observation d’un comportement exceptionnel, une expérience pénible de manque de contrôle, la recherche d’une stratégie d’action efficace. Ce processus cognitif a une fonction essentielle pour la survie : il fournit des repères pour organiser le flux des expériences vécues, prédire des événements et les contrôler.
Des attributions fausses ou illusoires
Le psychologue américain Skinner1 a placé des pigeons individuellement dans une cage. Un dispositif automatique distribuait de temps à autre, de façon aléatoire, une petite quantité de nourriture, indépendamment de ce que faisaient les pigeons.
Au moment de la première réception de nourriture, un pigeon battait des ailes, un autre se déplaçait en décrivant un cercle, un troisième bougeait la tête selon un mouvement pendulaire, etc. La plupart des animaux ont alors répété plusieurs fois ce qu’ils faisaient à ce moment précis. La nourriture arrivant plus ou moins vite après ce comportement, les pigeons ont apparemment attribué l’obtention de nourriture à cette action particulière. En effet, remis plus tard dans le même environnement, ils ont adopté immédiatement leur comportement initial.
Skinner a appelé cette réaction un comportement « superstitieux ». Il écrit : « L’animal se comporte comme s’il y avait une relation causale entre son comportement et la présentation de nourriture, alors que cette relation est inexistante ». On peut facilement observer le même processus chez l’Homo sapiens.
1 « Superstition » in the pigeon. Journal of Experimental Psychology, 38 : 168-172.
Des attributions peuvent être fausses. C’est le cas lorsque nous croyons en l’existence d’un rapport causal entre des phénomènes qui sont simplement en relation de concordance temporelle (c’est le célèbre paralogisme Cum hoc, ergo propter hoc, « Avec cela, donc à cause de cela »). Il y a à peine quelques siècles, les Occidentaux attribuaient souvent les épidémies à des femmes et des hommes qualifiés de sorcières et sorciers, une erreur qui a entraîné la mise à mort, dans des conditions atroces, de nombreux innocents.
Plus souvent nos explications, sans être radicalement fausses, sont biaisées, incomplètes, simplificatrices. C’est le cas de « l’erreur du déterminant unique », la méconnaissance de la pluralité des facteurs en jeu. Ce type de mésattribution1 est fréquent pour des phénomènes habituels, par exemple les résultats scolaires d’un enfant. Pour rendre compte d’un phénomène exceptionnel, la plupart des gens ont plutôt tendance à invoquer une configuration causale complexe [2].
Classiquement, les psychologues analysent les attributions en fonction de quatre dimensions : la perception du « lieu » des causes (interne ou externe) ; le degré de stabilité des causes ; le degré de contrôle de l’acteur sur les déterminants ; le degré de globalité (ou de spécificité) des facteurs.
À qui ou à quoi attribuer la cause ?
On peut expliquer un comportement par des facteurs personnels : on parle alors de « lieu de contrôle interne » [3], d’attribution « personnelle » ou « dispositionnelle » [4]. On peut également les expliquer par des facteurs environnementaux : on parle alors de « lieu de contrôle externe » ou d’attribution « situationnelle ». L’explication peut encore être « mixte » : une combinaison des deux ordres de facteurs.
Nous avons tendance à expliquer nos actions valorisées et nos succès par nos propres qualités, et nos actions regrettables ou nos échecs par des facteurs externes. C’est ce que les psychologues appellent « le biais attributionnel ». Après sa faute, Adam accuse Eve, qui à son tour accuse le serpent. Yahvé n’a pas fait une attribution externe ou mixte du comportement de ses créatures. Il n’a tenu compte d’aucune circonstance atténuante pour infliger une punition terrible et définitive.
Comme Yahvé, les êtres humains ont tendance à attribuer les comportements à des facteurs internes et à sous-estimer l’impact des situations. C’est même davantage le cas lorsque nous expliquons le comportement d’autrui que le nôtre. Les psychologues appellent ce biais « l’erreur d’attribution fondamentale » [5,6].
La tendance à surestimer la stabilité des comportements
Les facteurs explicatifs des comportements peuvent être conçus comme permanents ou variables. Ainsi, en attribuant un échec à un manque d’aptitudes ou à une insuffisance de travail, on invoque des facteurs internes, mais dans le premier cas le facteur est jugé stable tandis qu’il apparaît variable dans le second.
Nous avons tendance à accentuer la stabilité des déterminants. Ce biais est typique lorsque nous expliquons les conduites des autres. Nous croyons facilement que ces conduites expriment des traits de caractère ou des « complexes » permanents. Nous négligeons la variabilité intra-personnelle et l’impact que peuvent avoir des modifications d’environnement. Ce biais est moins prononcé lorsque nous expliquons nos propres comportements, mais là encore nous avons tendance à sous-estimer nos possibilités d’agir de façon nettement différente de celles qui nous sont habituelles2.
Le degré de contrôle sur les déterminants des comportements
L’importance du sentiment de pouvoir contrôler les facteurs (externes et internes) du comportement a été mise en évidence par des psychologues s’occupant de l’anxiété et de la dépression [7]. Ensuite, de nombreuses recherches ont montré l’importance décisive de ce sentiment dans l’ensemble de l’existence[8,9].
Les causes de réussite et d’échec, traditionnellement invoquées, sont de quatre ordres : l’aptitude (facteur interne, stable, incontrôlable), l’effort (facteur interne, variable, contrôlable), la difficulté de la tâche (facteur externe, stable, incontrôlable), la chance (facteur externe, variable, incontrôlable). L’impact affectif d’un échec (honte, culpabilité, indifférence) et les comportements futurs (découragement, nouveaux efforts) dépendent étroitement de l’attribution de l’échec à un de ces facteurs plutôt qu’à d’autres.
Généraliser ou relativiser le déterminant d’un comportement
On parle d’attribution « globale » lorsqu’on croit que ce qui détermine le comportement intervient dans une large diversité de conduites ou de situations. L’attribution est « spécifique » si elle concerne un type de conduite ou un secteur nettement délimité.
C’est l’étude du « style des attributions » chez des déprimés qui a amené Abramson, Seligman et Teasdale à mettre en évidence l’importance de cette dimension [10]. Beaucoup de personnes déprimées présentent une tendance typique à généraliser l’impact de facteurs négatifs dans leur existence. Ainsi, un déprimé qui s’est fait critiquer trois fois par deux collègues, parce qu’il travaille moins vite qu’eux, pensera : « personne ne m’aime parce que je ne fais rien comme il faut ». Un non-déprimé se dira par exemple : « ces collègues sont prompts à critiquer ; ils ne me connaissent pas ».
Les biais attributionnels chez les psys
Les psys, de par leur formation, sont censés faire des attributions davantage valides que les non-experts du comportement. En fait, leurs attributions varient considérablement selon leur formation et leurs options théoriques.
Les comportementalistes formulent typiquement des attributions externes, variables, contrôlables et spécifiques. Par exemple, le manque de travail chez un écolier est envisagé comme un déficit, en principe modifiable, d’une série de comportements, explicables par une insuffisance de stimulations aux conduites scolaires, la présence de stimulations à des comportements concurrents (jouer, surfer sur Internet, etc.), une connaissance insuffisante de prérequis, des objectifs irréalistes, une programmation déficiente des étapes d’apprentissages, etc.
Les freudiens font typiquement des attributions internes, stables, incontrôlables et globales. Ils expliquent par exemple le manque de travail comme la conséquence d’un trouble sexuel, stable et incontrôlable. Ainsi, Freud écrivait, quelques jours avant sa mort [11] : « L’ultime fondement de toutes les inhibitions intellectuelles et des inhibitions au travail semble être l’inhibition de l’onanisme enfantin. Mais peut-être cela va-t-il plus en profondeur : non pas son inhibition par des influences extérieures, mais sa nature insatisfaite en soi. Il manque toujours quelque chose pour aboutir à la
décharge et à la satisfaction complètes ». De son côté, la célèbre Françoise Dolto donnait une autre explication internaliste, aussi de nature sexuelle [12] : « Sur le plan de toutes les activités intellectuelles et sociales, le complexe de castration entrera en jeu ; l’intérêt de l’enfant découle de sa curiosité sexuelle et de son ambition à égaler son père, curiosité et ambition coupables tant que le complexe d’Œdipe n’est pas liquidé. Dans le domaine scolaire surtout, on verra des inhibitions au travail ; le garçon deviendra incapable de fixer son attention. C’est l’instabilité de l’écolier, si fréquente, et source pour lui de tant de remontrances ».
On comprend que le traitement de l’échec scolaire ou d’autres problèmes psychologiques diffère radicalement selon le type d’attribution causale.
Apprendre à analyser et à changer des attributions
Des analyses d’attributions et des réattributions font aujourd’hui partie de la routine des thérapies comportementales et cognitives. Elles s’avèrent particulièrement importantes pour traiter, par exemple, des mésententes conjugales. Dans les couples en crise, chaque conjoint tend à expliquer ses propres comportements hostiles comme n’étant que des réactions au comportement de l’autre ou comme l’effet d’états internes passagers peu contrôlables (fatigue, agacement, stress), tandis qu’il explique volontiers les comportements indésirables du partenaire par des caractéristiques stables de sa personnalité (égoïsme, paresse, agressivité, etc.) [13]. Une des conditions d’un bonheur conjugal durable réside dans la disposition à interpréter les comportements agréables du partenaire comme l’expression de son identité (attribution interne, stable, globale) et ses comportements décevants comme des effets de circonstances externes passagères [14]. Cela s’apprend et se développe.
[1] The psychology of interpersonal relations. J. Wiley, 1958, p. 81.
[2] Weiner, B. (1986) An attributional theory of motivation and emotion. Springer, 304 p.
[3] Rotter, J. (1966) "Generalized expectancies for internal versus external control of reinforcement". Psychological Monographs, 80(1) (whole n° 609), p. 1-28.
[4] Jones, E. E. et al. (1972) Attribution : Perceiving the causes of behavior. New Jersey : General Learning Press, 186 p.
[5] Ross, L. (1977) "The intuitive psychologist and his shortcomings : distortions in the attribution process". In L. Berkowitz (Ed.) Advances in Experimental Social Psychology. Academic Press, vol. 10, p. 173-220.
[6] Nisbett,. Ross, L. (1980) Human Inference : Strategies and shortcomings of social judgment. Prentice-Hall, 334 p.
[7] Seligman, M. (1975) Helplessness. On depression, development, and death. San Francisco : Freeman, 250 p.
[8] Bandura, A. (1977) "Self-efficacy : Toward an unifying theory of behavior change". Psychological Review, 84 : 191-215.
[9] Bandura, A. (1997) Self-efficacy : The exercice of control. N.Y. : Freeman, 604 p. Tr., Auto-efficacité : Le sentiment d’efficacité personnelle. Bruxelles, Paris : De Boeck, 2003, 860 p.
[10] Abramson, L., Seligman, M. Teasdale, J. (1978) "Learned helplessness in humans : Critique and reformulation". Journal of Abnormal Psychology, 87 : 49-74.
[11] "Résultats, idées, problèmes" (1941) Tr., Œuvres complètes, PUF, 2010, XX, p. 320.
[12] Psychanalyse et pédiatrie. Paris : Seuil, 1971, p. 99.
[13] Orvis, B., Kelly, H. Butler, D. (1976) "Attributional conflict in young couples". In J. Harvey et al. (eds) New directions in attribution research. L. Erlbaum, vol. 1, p. 353-386.
[14] Berley, R. Jacobson, N. (1984) "Causal attributions in intimate relationships : Toward a model of cognitive-behavioral marital therapy". In P. Kendall (ed.) Advances in Cognitive-Behavioral Research and Therapy, Academic Press, vol. 3, p. 1-60.
1 L’anglicisme « mésattribution » est utilisé par les psychologues, surtout anglophones, pour désigner une attribution fausse ou illusoire.
2 Les recherches les plus célèbres sur cette question sont de Walter Mischel (Université Stanford). Pour une synthèse : J. Van Rillaer (2008) « Walter Mischel. Nous ne sommes pas les mêmes selon les circonstances », In C. Meyer et al., Les nouveaux psys, Les Arènes, p. 428-443.