Psychologie de la terreur : quel avenir après les attentats ?




Cerveau et psycho N°68 <!--
mars - avril2015-->

Les neurosciences ont découvert 8 intelligences.

Jean-François Verlhiac est professeur de psychologie sociale à l'Université de Paris Ouest, laboratoire parisien de psychologie sociale.

T. Arciszewski et al., Perspectives psychosociales sur le terrorisme : Processus, causes et conséquences, in numéro spécial de la Revue internationale de psychologie sociale, Tome 22, n°3-4, 2009.

T. Pyszczynski et al., In the wake of 9-11 : The psychology of terror, Washington : APA, 2003.

Comment réagit un pays à un choc traumatique profond ? Voilà une question typique de psychologie sociale. Qui s'est posée, hélas, après l'attaque de Charlie Hebdo et les prises d'otages à l'Hyper Cacherde Vincennes et à Dammartin-en-Goële, qui ont causé la mort de 17 personnes.

Choc de l'événement, et choc de sa diffusion auprès du public. La couverture médiatique, l'engagement de tous les moyens possibles de diffusion d'images, de sons, de vidéos, de témoignages à propos du vécu de l'événement, ont exacerbé les émotions et les peurs suscitées par ces attentats. Les esprits resteront profondément marqués par les informations en flux continu sur la chasse aux terroristes et, en une apothéose dramaturgique, leur « neutralisation » (élimination physique), puis la libération des otages et les hommages poignants rendus aux victimes et à leurs familles.

Quelles conséquences attendre de ces images sur l'opinion publique ? Nous en avons observé une première manifestation au cours des jours qui ont suivi les événements. La réactivité d'une partie de la population s'est traduite par une mobilisation spontanée. Tout d'abord les déclarations fondées sur les principes et les systèmes de valeurs de la République (Liberté, Égalité, Fraternité) avec une mise en lumière de la question de l'unité nationale, de la citoyenneté, de la laïcité, de la justice et de la liberté d'expression. Puis des déclarations d'unité et de solidarité et d'identification aux victimes, ainsi que l'attachement à des systèmes de valeurs universels tels que le respect de la diversité, la tolérance et le respect des différences de croyances et l'amour de son prochain. Chants spontanés de l'hymne national, moments de recueillement, minutes de silence, ovation des forces de l'ordre, marches et rassemblements dans les lieux publics, ont conduit dans la rue des citoyens et citoyennes de tous âges, personnalités publiques, politiques et hommes d'État. Tout cela est déjà passé. La question qui importe est : à présent, que va-t-il se passer ?

Sous l'emprise des « visions du monde »

Cette question peut être abordée par le biais d'une théorie psychologique nommée « théorie de gestion de la terreur ». Élaborée il y a plus de 20 ans par un trio de psychologues américains (Solomon, Pyszczynski et Greenberg), elle s'intéresse aux réactions des individus face à la peur liée à la mort que peuvent notamment susciter les attaques terroristes, et elle a évidemment été prise très au sérieux après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, puis de Madrid en 2004 et de Londres en 2005. Car elle prédit que, confronté à la conscience de la mort et de son caractère inévitable, l'être humain subit des modifications notables de son fonctionnement psychologique.

Tout d'abord, la défense de ce que les psychologues appellent des « visions culturelles symboliques du monde ». De quoi s'agit-il ? Des normes et valeurs d'une culture (selon les sociétés, il peut s'agir de l'égalité, de la famille, de la liberté, de la religion...), de ses symboles nationaux (le drapeau, l'armée, la police), des représentations de l'ordre (le système judiciaire), de ses marqueurs d'identité sous toutes leurs formes (cela peut aller jusqu'à la cuisine nationale, selon certaines études). En somme, de tous les systèmes de signification partagés par les individus de sa culture, et qui donnent du sens à l'existence.

Pourquoi ce réflexe ? Parce qu'une fois défendues avec vigueur et valorisées, ces visions culturelles maintiennent et renforcent notre estime de soi, à savoir le sentiment d'être des personnes de valeur, acceptées et insérées dans un monde pourvu – et pourvoyeur – de sens.

Contre la mort, les symboles

La théorie de la gestion de la terreur a passé avec succès de nombreux tests expérimentaux. Initialement, les expériences de Greenberg et de ses collaborateurs ont montré que des personnes confrontées à l'idée de leur propre mort (interrogées près de chambres funéraires ou de cimetières, par exemple, ou bien devant visionner des séquences de films évoquant la mort) réagissent par des attitudes très positives envers les personnes défendant les mêmes visions symboliques et culturelles du monde que les leurs, qu'il s'agisse de sympathisants de leur parti politique, ou de toute personne valorisant leurs croyances de façon générale. À l'inverse, les mêmes personnes ont des réactions très négatives, des attitudes sévères et intolérantes, voire des comportements agressifs vis-à-vis de ceux qui n'adhèrent pas à leur système de valeurs.

À l'extrême, ce processus peut conduire la personne apeurée à croire sa conception du monde universelle et à l'imposer, au besoin par la force. à l'inverse, la remise en question des valeurs culturelles et symboliques augmente la réminiscence de pensées morbides. Tout se passe comme si la peur de la mort était compensée par une défense vigoureuse des symboles culturels, leur déstabilisation entraînant a contrario un sentiment de mortalité.

à l'échelon sociopolitique, la théorie prédit que des groupes et des individus (représentants politiques, associations, opinion) sont susceptibles de soutenir et d'accepter la mise en place de dispositifs et mesures extrêmes contre le terrorisme (aux États-Unis, ce fut le Patriot Act, moment fondateur d'une restriction des libertés individuelles aux États-Unis, suite aux attentats du 11 septembre 2001) et/ou l'adhésion à un durcissement de la politique étrangère avec l'engagement de forces armées contre des ennemis ciblés (actions militaires en Afghanistan et en Irak, après 2001). Dans un article publié dans ces mêmes colonnes il y a quelques mois, l'anthropologue Scott Atran signalait que les dirigeants de Daesh comptaient sur ce type de réactions pour provoquer une escalade de violence.

La nation-rempart

Car évidemment, une dérive « nationaliste » de l'opinion serait de nature à fédérer, par réaction, divers membres d'une communauté musulmane initialement modérée derrière le mouvement extrémiste ayant perpétré les attaques terroristes. Il ne s'agit pas que d'hypothèses : des recherches menées il y a quelques années par le psychologue social américain Mark Jordan Landau et ses collègues ont montré que le fait de visionner des images d'actes de guerre et de terrorisme renforce l'émergence de pensées morbides, la radicalisation des opinions et le soutien à une action répressive.

Conscients de ces prédictions, nous devons faire prévaloir la raison sur les forces psychologiques non conscientes. L'enjeu est ici, pour la société française (et plus généralement pour la planète) d'éviter le repli de chaque communauté vers ses valeurs culturelles symboliques. Le risque étant, a contrario, que chacun s'en prenne aux personnes et groupes qui seraient faussement perçus comme responsables des menaces subies.

Quels outils avons-nous à notre disposition pour cela ? Des travaux expérimentaux montrent que l'hostilité entre les groupes sociaux et les communautés peut être évitée lorsque des questionnements existentiels sont soulevés. C'est le cas lorsque des personnalités importantes et légitimes (qu'il s'agisse de médiateurs reconnus et estimés, de leaders charismatiques politiques ou religieux, de personnalités, scientifiques, philosophes ou enseignants) adhèrent à des valeurs culturelles positives, faites de tolérance, et proclament que tous les individus (quelles que soient leur couleur de peau, leurs origines ethniques ou leurs convictions religieuses) partagent une humanité commune. Lorsque de telles personnalités s'expriment positivement sur ce sujet, leurs déclarations orientent et apaisent les relations sociales, favorisant une meilleure écoute de l'autre dans sa différence.

Leaders, mobilisez-vous !

Ainsi, les travaux d'auteurs éminents de la psychologie sociale, qu'il s'agisse de l'Américain Floyd Henry Allport en 1954 ou du Turco-Américain Muzafer Sherif en 1961, ont parfaitement établi que le fait de renforcer une représentation du monde autour de cette notion d'humanité commune, ou de buts de coopération communs, améliorait les relations sociales et pouvait même dénouer des conflits sous-jacents. Dans le prolongement de ces études, des recherches récentes ont observé une diminution des préjugés antiarabes lorsque les participants à l'étude lisaient des témoignages de souvenirs d'enfance de personnes d'origines très différentes, partageant ainsi le sentiment d'une humanité commune. D'autres travaux révèlent qu'un environnement rassurant, le fait d'avoir bénéficié d'une éducation et d'une ambiance familiale apaisées, ainsi que de relations d'attachement, étaient des conditions initiales nécessaires afin de doter les personnes d'une capacité à gérer leur anxiété existentielle en mobilisant des visions culturelles transmises pacifiques, tolérantes, peu autoritaires et peu conflictuelles.

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