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S'objectiver pour se connaître
Dans sa quête auto-réflexive, le sujet épistémique discerne souvent qu'il est à la fois l'agent premier et l'obstacle cardinal du dévoilement de sa propre ontologie. Certaines expériences de pensée, familières des philosophes, tout comme les démonstrations scientifiques, apportent en effet de convaincantes démonstrations des erreurs, complaisances et illusions qui affectent l'acte de connaître. Elle discréditent en partie le récit du sujet lorsqu'il prétend comprendre, voire déjouer, les influences qui s'exerçent clandestinement sur sa perception, et plus largement sa compréhension de lui-même et d'autrui.
Remède envisagé aux aveuglements et biais cognitifs qui marquent l'intellection humaine, à la concomitance prolixe des narrations de soi (auto)universalisées comme aux tropismes de l'appel à des extériorités transcendantales ou dogmatiques, l'expérimentation, lorsqu'elle implique l'humain, constitue un pari créatif, une tentative de réconciliation d'enjeux cognitifs contradictoires et ouvre une possibilité d'accréditer ou d'invalider des hypothèses sur la nature des processus qui forment la trame humaine.
Le projet d'objectivation du sujet qui traverse la démarche expérimentale en psychologie accepte la naturalisation comme méta-processus épistémologique nécessaire.
Cette démarche implique une conception continuiste de la connaissance qui, sans hiérarchiser la valeur comparative des formes du vivant, oblige à suspendre toute évaluation morale et à accepter à titre d'hypothèse de travail le principe d'identité des processus. Dans cette perspective, l'unité du savoir, "la consilience", apparaît comme un horizon asymptotique, tandis que et la formalisation factorielle comme méthodologie privilégiée permettant une incrémentation des savoirs.
Indépendamment de l'acuité des questions éthiques qu'il présente, le recours à l'expérimentation, lorsqu'il implique des sujets humains, ne peut se satisfaire des virtuosités d'une méthodologie objectivante et d'une quantification scrupuleuse qui sont le propre des démarches qui mobilisent des entités inertes ou des organismes dénués de sensibilité à leur statut de sujets d'expérience.
La validité des connaissances acquises sera occasionnellement corrélative de la capacité du dispositif de recherche à l'occultation de ses buts à ses opérateurs techniques comme à ses sujets d'observation (principe du double aveugle). Si toute science se préoccupe aussi de l'observateur, la science psychologique développe comme une nécessité méthodologique absolue des protocoles par lesquels le sujet connaissant est souvent confiné à une compréhension partielle de l'événement de connaissance auquel il participe.
Cette occultation demeure temporaire, dans la mesure où un débriefing post expérimental non seulement dissipe les simulacres, mais aussi ouvre à des représentations nouvelles de la connaissance. Obstacle ultime, la connaissance extraite dans un cadre délibérément appauvri, "stylisé", doit fournir des gages acceptables de généralisabilité extra-expérimentale (validité écologique) sans laquelle l'expérimentation de condamnerait à n'être qu'un exercice de virtuosité formelle et technique.
Soumission à l'autorité scientifique
Pour illustrer ce processus, ses possibles apories et ses conquêtes, plusieurs dossiers de recherche issus de la psychologie sociale expérimentale méritent d'être examinés, et notamment celui qui en constitue un irrécusable emblème: les recherches sur la soumission à l'autorité de Stanley Milgram qui, menées il y a cinquante ans, ont marqué au fer rouge la recherche comme la réflexion éthique en psychologie.
Ces recherches, menées par le psychologue de Yale dans le sillage de la thèse arendtienne de la banalité du mal, ont alimenté une controverse méthodologique, déontologique et historique sans précédent. Démontrant - sans pour autant expliquer de manière consensuellement acceptée - qu'une pression contextuelle appropriée de la part d'une autorité reconnue était susceptible de conduire une proportion élevée de personnes "ordinaires" à administrer, dans un état de stress manifeste, à un innocent des choc électriques dangereux, la force de la démonstration de Milgram tenait à son caractère inaccessible par des voies de connaissance tenues pour acceptables.
Interrogés sur les résultats de l'étude de Milgram, experts et personnes ordinaires s'avéraient incapables d'imaginer l'influence massive d'un cadre situationnel socialement contraignant. Ces résultats, qui plaident autant en faveur de l'expérimentation que pour la possibilité de son rejet sur des bases éthiques (pour ne pas évoquer les controverses liées à la généralisation des observations de Milgram), illustrent la difficulté à donner un quitus inconditionnel à la démarche expérimentale lorsque c'est de l'homme qu'il s'agit.
Laurent Bègue interviendra mercredi 20 novembre à "Mode d'emploi", dans le cadre de la conférence intitulée "Peut-on expérimenter l'humain ?"
Deux semaines de rencontres et de spectacles ouverts à tous, dans toute la Région Rhône-Alpes: interroger le monde d'aujourd'hui avec des penseurs, des chercheurs, des acteurs de la vie publique et des artistes.
- Prendre le temps des questions
- Accepter la confrontation
- Imaginer des solutions
- Trouver le mode d'emploiMode d'emploi est conçu et organisé par la Villa Gillet et les Subsistances. Ce festival est soutenu par le Centre national du livre, la Région Rhône-Alpes et le Grand Lyon.
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