Dans son dernier petit ouvrage, qui constitue une longue préface à la quatrième édition allemande d’un de ses livres les plus célèbres, Marxisme et théorie de la personnalité, Lucien Sève offre au lecteur une synthèse de ses recherches en matière de psychologie. La question biographique l’a occupé toute sa vie et lui donne aussi l’occasion de revenir sur son propre parcours philosophique et militant.
Normalien communiste dans la France de la Libération, le jeune Lucien Sève, marqué par la lecture des grands romans de Stendhal et désireux de savoir « ce qu’est une vie », découvre avec enthousiasme Marx et Lénine. Néanmoins, ce qui fait à l’époque figure de doctrine marxiste officielle en psychologie le déçoit profondément : la théorie pavlovienne de l’activité nerveuse passe alors pour le fin mot de l’histoire. Insatisfait par un réductionnisme naturaliste qui entend appliquer à la vie des êtres humains des schémas empruntés à l’étude des souris de laboratoire, il entreprend alors de dégager le caractère spécifiquement social de l’essence humaine.
La sixième thèse sur Feuerbach de Marx devient l’un de ses fils conducteurs : « L’essence humaine n’est pas quelque chose d’abstrait qui serait inhérent à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » Dans ce contexte, Lucien Sève se lance notamment dans une bataille contre une croyance aux « dons » permettant de se dédouaner à peu de frais du problème de l’échec scolaire sans penser son ancrage social. Vient ensuite, au cours des années 1960, l’intense période de travail qui le conduit à la rédaction de Marxisme et théorie de la personnalité, une rédaction qu’il sera forcé de recommencer à plusieurs reprises, en raison notamment de la place prise par Louis Althusser dans le débat marxiste à partir de 1965. Le livre paraît finalement en 1969 et développe de manière approfondie des concepts très riches et trop peu discutés.
Nous n’en citerons ici que deux : celui de formes historiques d’individualité et celui d’emploi du temps. Il s’agit pour Lucien Sève de prendre en compte les « logiques sociales productrices des personnalités et de leurs biographies en leurs innombrables aspects – par exemple la scolarité obligatoire, les rapports d’argent, les discriminations de sexe, le départ en retraite… ». Cette tentative visant à poser les bases d’une science de la personnalité est plus que jamais d’actualité : face à un capitalisme rendant la vie invivable, elle porte en elle l’urgence de lutter pour ce qu’il nomme la « cause anthropologique ».