- 1 – Hermann Broch : Massenwahntheorie. Beiträge zu einer Psychologie der Politik (= Kommentierte Werk (...)
- 2 – Cf. Friedrich Nietzsche : Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik. Ds.: id.: Kritische S (...)
- 3 – Sigmund Freud : Die «kulturelle» Sexualmoral und die soziale Nervosität. Ds. : id. Kulturtheoreti (...)
- 4 – S. Freud : Das Unbehagen in der Kultur, op. cit., 227.
1L’histoire de l’humanité est celle d’une lutte interminable contre la condition animale, une lutte pour la sublimation des pulsions. En parlant de « sublimation » dans Massenwahntheorie. Beiträge zu einer Psychologie der Politik (esquisses pour une « Théorie de la folie des masses. Contributions à une psychologie de la politique », 1939-48)1, Hermann Broch ne pense pas seulement à la signification freudienne du terme mais aussi à ce que Nietzsche entend par l’apollinien : c’est autant la source de la beauté que celle du principium individuationis; l’apollinien constitue une sorte de réalité au second degré – sans contradictions ni failles ; il barre la route à la frustration ontologique, à la rencontre avec l’Absurde ; il atténue la fureur dionysiaque qui est celle de la communion extatique avec la nature et la collectivité ; il crée un espace de plaisir sans souffrance2. Selon Freud, l’idée de la beauté et le plaisir esthétique trouvent leur origine dans le dégoût de l’homme pour la double fonction de ses génitaux en tant qu’organes reproducteurs et organes excrémentiels, dégoût de tout ce que lui rappelle l’animalité. C’est de ce dégoût que découle le mouvement de sublimation, le remplacement de l’objectif de la sexualité par un autre sans aucun rapport avec ce dernier3. Et ce mouvement s’inscrit dans tous les domaines de la civilisation pour en devenir un élément constituant4. La théorie freudienne de la sublimation a un impact particulier sur l’anthropologie : en elle se présente – et ainsi elle rejoint le concept nietzschéen de l’apollinien – une image esthétique de l’homme, de l’individu qui se démarque par les contours bien définis de son corps ; et – compte tenu du sens plus large de la notion de « sublimation » chez Broch – la faculté de sublimer peut être considérée comme un fait anthropologique, étant donné que seul l’homme est en mesure de s’affranchir d’une condition animale dans laquelle les désirs cherchent leur assouvissement immédiat. Suivant Broch, la sublimation est la condition sine qua non de tout processus de civilisation permettant à l’homme de sortir de cet état de somnolence («Hindämmern» /«Dämmerzustand») qui est celui de l’encroûtement dans une existence animale. Mais il n’y a jamais d’émancipation définitive et chaque civilisation doit rester sur ses gardes, puisque l’homme n’aspire pas moins à retomber dans la somnolence pour y éprouver une entière sécurité. Et il cherche maintenant cette sécurité dans l’acceptation tacite, somnolente, des conditions nouvelles :
Es ist eine äußerst an das Tierhafte angenäherte Haltung, und auch das Tier als Einzelwesen besitzt keine distinktive Eigenphysiognomie, unterscheidet sich innerhalb der eigenen Gattung physiologisch kaum von seinem Nebentier. Gewiß, der Mensch bleibt trotzdem Mensch (– nur im rohesten physischen Kampf wird er wieder völlig zum Tiere –), und sogar sein Triebleben bleibt in weiten Partien spezifisch menschlich, nämlich insoweit, als es «sublimierbar» ist, indes, eben in dieser Sublimierbarkeit setzt die nebelartige, trotzdem tiefgreifende Auflösungsarbeit des Hindämmems an, als könnte, gleichsam die Schöpfung umgekehrend, nochmals die Grenze zwischen Mensch und Tier verwischt werden. (Massenwahntheorie, 133 sq.)
- 5 – Cf. Jürgen Habermas : Legitimationsprobleme im Spätkapitalismus (Frankfurt a.M. : Suhrkamp/ed 619 (...)
2Dans l’acceptation somnolente d’une condition même civilisée, l’homme développe une attitude quasi-animale, c’est-à-dire une certaine inertie, qui va à rencontre de tout mouvement de sublimation. La rechute dans une condition animale, cette retombée, des cimes d’une société fondée sur la sublimation, dans l’animalité, ce quasi-renversement de la création, peut entraîner l’homme vers les abîmes de la barbarie, étant donné qu’il laisse maintenant derrière lui l’assujettissement à certaines lois de la nature innées à tout animal et qui garantissent la survie de son espèce. En d’autres termes : seul l’homme est en mesure d’aller au-delà de toutes les limites pour assouvir ses désirs, d’aller jusqu’à l’extermination de son espèce. Et, selon Broch, le XIXe siècle, ayant confondu la civilisation technique avec un niveau de sublimation supérieur, a commis une erreur grave : en vérité, il a créé la façade vide d’une humanité dont la sublimation n’est que pure hypocrisie. C’est donc au XXe siècle que cette façade s’est écroulée pour faire surgir l’inconcevable apocalyptique – «das apokalyptisch Unbegreifliche» (Massenwahntheorie, 135 sq.). L’irruption de l’inconcevable apocalyptique dans une société marque donc le point culminant d’une crise – nous entendons ici par crise les manifestations multiples d’une tentative désespérée de l’homme pour cerner son identité face à un changement accéléré des conditions sociales. L’individu perd tout repère garantissant sa sécurité ; le sentiment de l’angoisse s’intensifie d’autant plus que les pulsions sadiques ne trouvent plus la compensation assurée par les systèmes établis – à l’instar du capitalisme. Il s’ensuit que l’individu ayant été réduit dans ses possibilités d’action, ayant subi un rétrécissement progressif du moi («Ich-Verengung»), est pris de panique. Dans cet état de panique, les individus se confondent définitivement avec la masse – autrement dit, la masse se comporte maintenant comme un individu –, et le « cheptel humain » («Menschenherde») se met à la recherche d’un chef, d’un «Führer» :5
Tritt ein solcher Zustand der Panik oder der Vorpanik ein, so ergeben sich daraus zwei Hauptfolgen :
a. Die Masse oder das Individuum in der Masse sehen nach einem Führer aus, welcher sie aus dem Zustand der Panik herausleiten könnte.
b. Diese Führung soll eine Wiedergutmachung all der erlittenen Schäden bewerkstelligen. (Massenwahntheorie, 56)
Problemkreis: er ist von der Überzeugung bedingt, daß das autonome und unantastbare Reservatgebiet des Dichterischen in jener tiefsten irrationalen Schicht, in jener wahrhaft panischen Region des Erlebens gegeben ist, dunkles traumhaftes Geschehen, in dem der Mensch bloß gesteuert von Uraffekten, kindlichen Haltungen, Erinnerungen, erotischen Wünschen, tierhaft und zeitlos dahintreibt. Denn in diesen Regionen versagt der rationale und wissenschaftliche Ausdruck, das Wort gilt nicht mehr in seiner Eigenbedeutung, nur mehr mit seinem wechselnden Symbolcharakter, und das Objekt muß in der Spannung zwischen den Worten und Zeilen eingefangen werden. – Unverloren und nicht minder schlafwandlerisch aber wirkt im Traumhaften die Sehnsucht nach Erweckung, erkenntnismäßiger und erkennender Erweckung aus dem Schlaf, je nach subjektivem Vokabular «Erlösung», «Rettung», «Lebenssinn», «Gnade» genannt.
5Die Schlafwandler est le roman d’une quête : la quête de la Rédemption. Dans ce roman, l’homme apparaît comme un somnambule : il se meut dans un univers onirique où il est sous l’emprise de l’irrationnel. Formé par les pulsions et les souvenirs, cet univers, alors situé en dehors du temps et de l’espace, échappe à la pensée rationnelle de la science. Mais en même temps, l’homme aspire à l’éveil, à l’univers des valeurs éthiques, au Monde. Le somnambulisme chez Broch désigne donc cet état intermédiaire de l’homme qui vit une existence onirique, tout en agissant dans la réalité. Plongé dans son univers onirique, le somnambule subit une perte de cette réalité ; les mots n’ont plus d’emprise sur les objets, parce que tout symbolisme est déterminé par les profondeurs de l’âme. Ces « régions » de l’irrationnel restent fermées à la démarche de la pensée discursive.
6L’irrationnel et le rationnel sont deux principes inscrits dans la nature humaine. Il s’ensuit que l’existence de l’homme est irrémissiblement condamnée à l’effort pour les réconcilier, effort voué à l’échec, car seul dans l’Absolu le conflit entre le rationnel et l’irrationnel serait dépassé. Dès lors l’homme, pour échapper à l’irrationnel, le camoufle en quelque sorte, en instaurant un système rationnel, qui, à son tour, tend vers un absolu rationnel : c’est la création des systèmes de valeurs. Mais un tel système rationnel – n’atteignant jamais un absolu rationnel (sauf pour atteindre le Mal dans le déchaînement de l’irrationnel), et encore moins l’Absolu – est toujours menacé par l’irrationnel qui fait « son intrusion d’en bas » (cf. Schlafwandler, 679), d’autant plus qu’une valeur n’est éthique qu’au moment même de l’acte par lequel elle est posée. Une fois considérées comme acquises, les valeurs se transforment en systèmes de valeurs imposant des règles à imiter, systèmes que Broch qualifie d’esthétiques. Un tel système rationnel offre un ensemble de sens qui rend l’homme capable d’assigner leur place instinctivement aux manifestations de la vie. Vaincu par son inertie, l’homme retombe, dorénavant à l’intérieur d’un système donné, dans un état de somnolence – bref, l’irrationnel, qu’aucun système de valeurs ne peut saisir, fait sa réapparition. Ce glissement inévitable vers l’irrationnel demande alors l’incessant effort éthique pour affirmer la liberté. La tâche, que l’auteur du roman Die Schlafwandler s’est assignée, est celle de rendre palpable dans le récit ces « régions » de l’irrationnel et de mettre à jour cette mince cloison qui nous sépare de la transformation de la connaissance intuitive, voire viscérale, en une connaissance discursive nous permettant de vivre notre liberté au-delà de cet état de somnolence :
Es war eine Art Schweben über dem Meer des Todes, ein beschwingtes Auf- und Abgleiten über den Wellen, ohne sie zu berühren, so leicht war ich geworden, – es war eine beinahe körperliche Erkenntnis, mit der ich die höhere platonische Wirklichkeit der Welt aufnahm, und alles in mir war voller Sicherheit, daß ich bloß einen geringen Schritt zu tun brauchte, um solch körperliche Erkenntnis in eine rationale zu verwandeln. (Schlafwandler, 635)
- 8 – Maurice Blanchot : Le Livre à venir (Paris : Gallimard/folio 1986), 153sq.
- 9 – H. Broch : Das Weltbild des Romans. Ds. : id. : Schriften zur Literatur 2. Theorie (= Kommentiert (...)
7Dans le troisième livre de sa trilogie, 1918. Huguenau oder die Sachlichkeit, Broch a inséré un essai – reparti sur dix chapitres – relatif à sa théorie de la dégradation des valeurs. Ce livre est celui d’une catastrophe dont l’ampleur évoque des visions apocalyptiques, visions qui s’imposent à un moment où l’homme ressent tout particulièrement son isolement dans un monde exposé à la fragmentation. Maurice Blanchot8 écrit alors sur Die Schlafwandler : « L’homme est épars et discontinu, et non pas momentanément, comme cela s’est produit à d’autres époques de l’histoire, mais à présent c’est l’essence même du monde d’être discontinu. » Le monde décrit – celui de la fin de la guerre de 14/18 – dans 1918. Huguenau a connu une contrepartie : celui du Moyen Âge qui était régi par un système unique de valeurs dont Dieu et la Foi ont constitué un point de plausibilité («Plausibilitätspunkt»), un point ayant structuré tous les systèmes partiels, un centre de valeurs («Wertzentrum», Schlafwandler, 620). La nostalgie d’une société sous le signe d’une telle unité, une vie tournée vers la tradition et ses rites, caractérise une attitude romantique. Une telle attitude est romantique, parce qu’elle reste fidèle aux dogmes de la morale, tout en ignorant la décadence universelle des valeurs. Ce romantisme est le sujet du premier livre de la trilogie, 1888. Pasenow oder die Romantik, roman « naturaliste » que Broch situe dans l’univers de la noblesse prussienne9. La dégradation des valeurs devient plus manifeste dans le second livre, 1903. Esch oder die Anarchie : par les changements de rythme, par l’alternance de descriptions précises et d’un certain flou narratif, le récit reflète la décadence progressive et l’emprise de l’irrationnel sur l’homme. Le troisième livre enfin traduit cette fragmentation que Blanchot a soulignée. Le style n’est pas, comme dans le second livre, délibérément obscur, il rejoint d’une certaine manière l’écriture de Pasenow, sans toutefois avoir recours à une narration linéaire. L’absence définitive d’un point de plausibilité où convergent toutes les valeurs fait valoir à l’intérieur du récit même l’insertion de discours différents dont chacun obéit à ses propres lois, à son système particulier de valeurs. Il en résulte un réalisme sobre («Sachlichkeit») dans les éléments épars du roman. C’est l’irrationnel déchaîné qui se traduit en une telle fragmentation. Et le roman est alors composé non seulement d’éléments narratifs, mais – en suivant l’exemple de Wilhelm Meister de Goethe – il intègre également des passages scéniques, des poèmes et des maximes. Le roman devient alors polyhistorique : il regroupe des différentes approches de la réalité, des systèmes de valeurs qui – en tant que discours – entrent dans le roman sans être complètement dissous dans la fiction. Pour désigner ce genre de discours particulier émanant d’un système de valeurs défini par l’objet qu’il désigne, Broch a créé le terme de vocabulaire de réalité («Realitätsvokabular»).
8Dans Huguenau la décadence des valeurs est arrivée à un tel point qu’une situation révolutionnaire s’est produite : c’est le règne d’un positivisme radical qui, devenu expression et instrument de l’irrationnel, retourne le rationnel contre lui-même. La révolution est l’insurrection du Mal contre le Mal (Schlafwandler, 702). Celui qui est expulsé de la communauté, l’affamé, le soldat dans les tranchées, celui qui est s’affranchi de toute valeur, devient le bourreau d’un monde qui s’est conduit lui-même à sa perte :
[…] immer übernimmt er, der Unglücklichste, die Rolle des Henkers im Prozeß des Wertzerfalls, und an dem Tage, an dem die Fanfaren des Gerichts ertönen, dann ist es der wertfreie Mensch, der zum Henker einer Welt wird, die sich selbst gerichtet hat. (Schlafwandler, 702 sq.)
9Le positivisme radical est donc, du point de vue de l’Église, un système total («Totalsystem») faisant la contrepartie de l’universalité catholique, il signifie le Mal, il est l’expression de l’Antéchrist (Schlafwandler, 703). L’homme affranchi des valeurs, le bourreau, dans le troisième livre est le comptable Huguenau, alsacien d’origine. Après avoir déserté, encore sur le champ de bataille des Flandres, il a une vision de l’Ascension dans les couleurs du célèbre retable de Grünewald :
Folterkammer und Unterstand tauchten immer tiefer in die etwas schmutzige und doch leuchtenden Farben jenes Grünewaldschen Altarwerks, und während draußen im aufzuckenden Orangelicht des Kanonenfeuerwerks und der Leuchtraketen die Äste der nackten Bäume ihre Arme zum Himmel reckten, schwebte ein Mann mit aufgehobener Hand in die strahlend aufbrechende Kuppel. (Schlafwandler, 388)
10Huguenau corrompt même l’acte éthique par excellence, celui de la désertion dans une guerre plus qu’absurde. La vision de Huguenau est donc celle du contraire de ce qu’il représente : le triomphe du Mal. Après s’être lancé dans une série d’affaires louches dans une petite ville derrière les lignes pour profiter de la guerre, Huguenau accomplira, en assassinant le prédicateur autodidacte Esch, sa « mission » : il achève, symboliquement, le monde. Esch et le commandant de la place Pasenow sont les représentants du romantisme : en s’appuyant sur l’Écriture Sainte, ils tentent vainement de donner un sens à la catastrophe historique. Dans un article, Pasenow évoque l’Apocalypse de Saint Jean (III. 30) :
Das Böse um des Bösen willen…… und fast mutet es uns an, als müßten sich erst die schwarzen Heerscharen über die ganze Welt ergießen, damit aus dem Feuer der Apokalypse die neue Brüderlichkeit und Gemeinschaft entstehen könne, damit wieder das Reich Christi errichtet und zu neuer und herrlicher…… schwarze Truppen, versehen mit unritterlichen Waffen, gegen uns aufgeboten werden, so ist es nur ein Vortrupp. Ihm folgt der schwarze Heerbann, folgt der Apokalypse Johanni Schrekken. (Schlafwandler, 468)
11La passion évangélique du petit groupe religieux d’inspiration protestante qui s’est formé autour du converti Esch et qui a choisi Pasenow pour directeur de conscience, son «Führer», n’est que l’ultime convulsion d’un monde définitivement condamné. Ce monde ne demande qu’à être liquidé par le représentant du Mal : Huguenau. Et c’est Huguenau qui reprendra ses affaires après la fin de la guerre, d’une guerre qui n’aura été qu’une parenthèse dans sa vie, une sorte de congé…
«Nach der Bibel müssen jetzt alle Heimsuchungen der Apokalypse kommen… das hat auch der Major prophezeit… Esch sagt es auch.» – «Merde, jetzt habe ich genug», sagte Huguenau, «ich wünsche weiter recht gute Unterhaltung. Salü.» (Schlafwandler, 659)
- 10 – Cf. H. Broch : Das Böse im Wertsystem der Kunst. Ds : id. : Schriften zur Literatur 2., op. cit., (...)
- 11 – Cf. Ludwig Giesz : Phänomenologie des Kitsches (Frankfurt a.M. : Fischer TB 1994), 63sqq.
- 12 – H. Broch : Einige Bemerkungen zum Problem des Kitsches. Ds. : id. : Schriften zur Literatur 2. Th (...)
12Le Mal dans l’art porte un nom : le kitsch. C’est le système de valeurs de l’art réduit à la pure imitation, le plaisir esthétique remplacé par la soumission aux effets. Mais le kitsch va encore plus loin : il désigne une attitude à l’égard de la vie qui est à l’encontre de toute action éthique. Le kitsch fait son irruption dans la sphère de la sublimation non avec des objets d’une qualité esthétique mineure mais par la disposition de l’homme à considérer certaines manifestations esthétiques (au sens le plus large du terme) comme pur moyen d’assouvissement immédiat de ses désirs. Par cette intrusion de l’irrationnel, le kitsch représente le Mal dans le système des valeurs de l’art («das Böse im Wertsystem der Kunst»)10. Alors le kitsch désigne, d’abord dans l’art, puis dans tous les domaines de la vie, une réduction des valeurs éthiques tournées vers l’infini à un système de valeurs purement esthétiques, c’est-à-dire des valeurs ramenées au rang d’un système fini de règles et de préceptes. Ces règles et préceptes servent un but : enliser l’individu dans l’univers douceâtre de la somnolence11. Bref, dans le kitsch se confirme l’abandon de la liberté en faveur d’un tel état de somnolence ; en politique, le kitsch se manifeste sous la forme d’une idéologie totalitaire remplaçant le centre de valeurs par la violation de tous les systèmes particuliers de valeurs. Le totalitarisme répond ainsi au vide de valeurs qui entraîne la panique et la recherche d’un «Führer» – et pour Broch ce n’est pas par hasard que Hitler, l’incarnation du mal, soit un adepte inconditionnel du kitsch12. La propagande nazie a poussé enfin le kitsch à son comble afin de mobiliser les forces de l’irrationnel au nom de la barbarie.
- 13 – Cf. Eugène Minkowski : La Schizophrénie (Paris : Alacan 1927), 159.
- 14 – H. Broch : Einige Bemerkungen zum Problem des Kitsches, op. cit., 171sq.
13Le recours exagéré au kitsch dans tous les domaines de la vie est, selon Broch, l’expression – mieux : le symptôme – d’une névrose universelle culminant dans une « perte de contact vital avec la réalité » (Minkowski), dans le comportement schizoide13 : «Der Rückschluß auf eine ständig weitersteigende Welt-Neurose scheint nicht unberechtigt zu sein, eine schizoide, wenn auch noch nicht schizophrene Spaltung, die jeden von uns erfaßt […]»14. La névrose (universelle), à son tour, est l’expression d’une crise profonde. Une telle crise – et avec elle la névrose – atteint son paroxysme, quand toute une civilisation est mise en question, et c’est précisément le moment où la nostalgie du Paradis perdu devient particulièrement intense, sans pourtant être forcément liée au seul moment d’une catastrophe historique, de la mise en question de toute une civilisation :
Gewiß, des Menschen Paradiessehnsucht ist nicht bloß Frucht der Kulturkatastrophen, die ihn ereilt haben, ist nicht bloß Frucht seines Erschreckens. Auch außerhalb dieser Grauensaugenblicke fühlt er sich von der Gefahr seines Abgleitens ständig begleitet, er fühlt es, selbst wenn er von göttlicher Vollbewußtheit und tierischer Nichtbewußtheit, den beiden Bewußtseinspolen, zwischen denen sein dämmerndes Absinken vonstatten geht, nicht das geringste weiß, und eben weil er beides, Anfang wie Ende des Absinkens, ahnend fühlt, steigen Traumbilder in ihm auf, wunscherfüllte, hoffende, erklärende, strafende. (Massenwahntheorie, 145 sq.)
14Faisant appel aux visions apocalyptiques, l’homme en manque de valeurs remplace par la catastrophe le système unique de valeurs alors devenu impossible ; l’homme cherche donc son salut en transfigurant la catastrophe : elle apparaît maintenant comme le seuil à franchir pour entrer dans une nouvelle cité de valeurs. La théorie brochienne du kitsch montre le phénomène suivant : la réduction de la catastrophe apocalyptique à la simple idée d’un Mal, étape nécessaire vers la reconquête du Paradis, est strictement semblable à sa transformation en un mythe «kitsch», produit de la panique.
- 15 – Mircea Eliade : Le Mythe de l'éternel retour. Archétypes et répétition (Paris : Gallimard/folio/e (...)
- 16 – M. Eliade : Aspects du Mythe (Paris 1991), 86sqq. Cette simplification par Eliade a suscité – à r (...)
15Selon Mircea Eliade, toutes les « apocalypses judéo-chrétiennes » sont l’expression d’un désir, celui de la restauration du Paradis perdu. Cette idée reçue établit un lien étroit entre une catastrophe considérée comme inévitable et le rêve d’une vie affranchie de souffrances. Cette simplification permet à Eliade de rendre la tradition « judéo-chrétienne» responsable de la genèse d’une notion linéaire du temps qui soumet l’homme à ce qu’il appelle la « terreur de l’Histoire »15. L’homme a quitté la sphère d’une « ontologie archaïque » fondée sur une conception cyclique du temps et de l’histoire considérant tout acte humain comme l’accomplissement d’un archétype ; et les « archétypes de la répétition » guident toute action créatrice en tant que répétition de la cosmogonie, de la création du monde. Situant l’homme dans un parfait accord avec le monde et inspirant la confiance dans les cycles cosmiques, une telle « ontologie » ne connaît pas la nostalgie d’un paradis perdu dont l’avènement est précédé de l’écroulement du monde. Il y a d’autres religions qui connaissent des images apocalyptiques précédant le renouvellement, mais, d’après Eliade, la « grande innovation » du « judéo-messianisme », et puis du christianisme, c’est l’idée que la Fin du Monde sera unique comme la cosmogonie, la création du monde, a été unique. Les juifs et les chrétiens attendent la Fin du Monde en tant qu’accomplissement de l’Histoire Sainte précédant la restauration du Paradis16 :
- 17 – M. Eliade : Le Mythe de l'éternel retour, op. cit., 182.
[…] le christianisme s’avère sans conteste la religion de l’homme déchu : et cela dans la mesure où l’homme moderne est irrémédiablement intégré à l’histoire et au progrès et où l’histoire et le progrès sont une chute impliquant l’un et l’autre l’abandon définitif du paradis des archétypes et de la répétition17.
16Il s’ensuit que, pour Eliade, le clivage entre le « paradis des archétypes » et l’homme aliéné à ce paradis se trouve accru par la civilisation moderne. On peut en tirer la conclusion suivante : le recours à l’Apocalypse est l’expression du désespoir face à la « terreur de l’Histoire ». Eliade propose un remède plus que douteux : essayer de retrouver les archétypes de la répétition dans la vie moderne. En d’autres termes : ce qu’Eliade propose, ce n’est que le sacrificium intellectus, l’abandon de toute tentative éthique pour transcender le status quo.
17À une telle idéologie de « l’éternel retour » propagée par Eliade on peut répondre avec Broch qui, d’ailleurs, ne connaissait guère l’œuvre de l’ethnologue roumain :
Die Idee von der ewigen Wiederkehr ist müßig, sie widerspricht den Tatsachen, und selbst wenn man sie mit dem Hinweis auf die ständigen Kriege, von denen die Geschichte durchzogen ist, stützen will, so sind selbst diese Kriege doch nur «historisch» geworden (zum Unterschied von Kriegen zwischen Ameisenvölkern), weil sich in jedem von ihnen etwas spezifisch «Neues», eine durchaus «neue» menschliche Konstellation zeigt; kurzum, Geschichte ist einzig und allein Geschichte des Menschengeistes, von dem alles Neue ausgeht. (Massenwahntheorie, III).
- 18 – Hermann Cohen : Religion der Vernunft (Wiesbaden : Fourier 21988), 288 et 337. Cf. Till R. Kuhnle (...)
- 19 – Cf. Hans Blumenberg : Lebenszeit und Weltzeit (Frankfurt a.M. 1986), 78sq.
- 20 – Cf. Saul Friedländer : Kitsch und Tod. Der Widerschein des Nazismus (München: dtv 1986), 122sq. (...)
18Le « nouveau » est la differentia specifica de l’Histoire : parce que toute action éthique, par laquelle l’homme transcende sa condition, est toujours la position et jamais la répétition d’une valeur. Il en découle que, dans la société moderne, la pensée mythique ne peut s’inscrire qu’en tant que sacrificium intellectus. Bien entendu, il faut donner raison à Eliade quand il voit transparaître dans les eschatologies « judéo-chrétiennes » la nostalgie d’un mouvement cyclique de l’Histoire, maintenant réduit au seul retour vers le Paradis. Mais cette réorientation vers une société vouée à la pensée mythique prônée par Eliade n’est qu’une approche purement régressive de l’Histoire débouchant sur une attitude «kitsch» : l’acte, unique, de l’Ethos est remplacé par un geste répétitif. Et pourtant, l’idée d’une révolution conservatrice restituant le Paradis n’est pas moins douteuse. Broch le souligne : «Es gibt kein Zurück in der Geschichte, es gibt keine konservative Revolution, es gibt kein Zurück zu einem Goldenen Zeitalter.» (Massenwahntheorie, 150). Par ce rejet du mythe de l’âge d’or, Broch s’avère proche du philosophe judaïque Hermann Cohen qui a dénoncé toute eschatologie comme l’apogée d’une pensée mythique, à l’encontre de la tradition messianique du judaïsme. Pour Cohen, l’idée de l’âge d’or signifie une régression par rapport au messianisme qui est toujours orienté vers l’avenir et qui se révèle ainsi le foyer de l’espérance, de l’utopie18. Les visions apocalyptiques apparaissent alors comme une amplification du mythe eschatologique, une amplification des expressions de – pour passer dans la terminologie brochienne – la rechute dans l’irrationnel qui menace toujours l’homme. Sans issue, les visions apocalyptiques représentent le comble de l’impuissance et offrent pourtant une consolation : d’abord la certitude que l’Apocalypse est ce qui peut arriver de pire, que personne n’y survivra (et en ceci elle est la fin d’un monde démoniaque), et ensuite le pari toujours possible de compter parmi les élus19. D’une certaine façon, les visions apocalyptiques viennent conforter un ordre établi assurant l’assouvissement immédiat des besoins. Et c’est notamment le fascisme qui a su intégrer cette duplicité dans son idéologie en réduisant définitivement l’idée d’une Fin du Monde, qui est alors celle d’une race, à une idée «kitsch»20. Une telle conception de l’Apocalypse la situe du côté des valeurs esthétiques ; mais ces visions de l’écroulement du monde ont pour contrepartie la vision (éthique) du messianisme : «Neben der apokalyptischen Unheilsvision steht leuchtend die messianische Schaueines erringbaren, eines wiedererringbaren Menschenheils» (Massenwahntheorie, 166).
19Le théologien et psychanalyste Eugen Drewermann voit un rapport entre les visions apocalyptiques et le vécu paranoïaque des schizophrènes :
21L’homme éprouvant la dégradation des valeurs tend à vivre son époque comme celle d’une folie universelle dans le sens d’un symbolisme fermé qui paraît commun à tout le monde. Mais le symbolisme du vécu paranoïaque est tout d’abord individuel. C’est par leur incompatibilité que des milliers de valeurs particulières – autrement dit : le règne de la schizoïdie – offrent l’image d’une folie universelle. Mais cette « névrose universelle », dont parle Broch dans sa théorie du kitsch, ne doit pas être confondu avec la folie, car elle n’est pas fondée sur un symbolisme réunissant tous les individus dans une même somnolence :
Denn wahnsinnig oder groß kann niemals eine Zeit, kann immer nur ein Einzelschicksal sein. Unsere Einzelschicksale aber sind so normal wie eh und je. Unser Gesamtschicksal ist die Summe unserer Einzelschicksale, und jedes dieser Einzelleben entwickelt sich durchaus « normal », sozusagen seiner Unterhosenlogizität gemäß. (Schlafwandler, 419)
22Ce n’est qu’au moment de la panique, de la fusion de l’individu avec la masse, où celle-ci agit en guise d’individu, que le phénomène de la folie des masses se produit. Et c’est dans cette panique qu’on fait appel à un «Führer». Et c’est son discours sur la catastrophe historique et sur le vide laissé par la dégradation des valeurs qui trahit son intention : le fait qu’il s’avère vrai prophète – et ainsi prophète de la liberté et de l’espérance – ou alors simple séducteur dépend fortement de la qualité eschatologique ou apocalyptique de son discours.
- 23 – Jacques Derrida : D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (Paris : galilée/débats 19 (...)
23L’eschatologie désigne tout d’abord la fin de l’Histoire – « L’eschatologie dit Yeskhaton, la fin, ou plutôt l’extrême, la limite, le terme, le dernier, ce qui vient in extremis clore une histoire, une généalogie ou tout simplement une série nombrable » (Derrida)23. Mais, par la voix des prophètes, cette fin de l’Histoire annonce une rupture avec le présent et le passé afin de faire appel à un effort éthique. L’exégète Drewermann précise ce qui distingue les discours eschatologiques des discours apocalyptiques : un discours eschatologique est la réponse à une situation historique – notamment celle du peuple d’Israël – et il est le message d’un prophète émergé de cette situation concrète ; un discours eschatologique fait appel à la responsabilité des individus, ce qui suppose un libre dialogue entre l’homme et Dieu. Un discours apocalyptique, par contre, n’est pas une simple variante des discours eschatologiques ; il s’agit là d’un discours complètement différent qui se réfère à une prophétie fictive et qui a une qualité purement littéraire :
- 24 – E. Drewermann : Tiefenpsychologie und Exegese II, op. cit., 469.
[…] die Apokalyptik ist wesentlich Literatur, nicht, wie die Prophétie, gesprochenes Wort; ihre Schriften sind Pseudonyme einer fiktiven Vorzeitlichkeit – im Gegensatz zu der Bindung der prophetischen Botschaft an den Verkünder und seine Zeit […]24.
24À l’encontre de la tradition théologique, Drewermann souligne que tout discours eschatologique a, malgré son orientation vers l’avenir, un caractère tout à fait régressif – au sens psychanalytique du terme. En dénonçant le caractère mythique de l’eschatologie ou en niant l’idée d’une révolution conservatrice, Cohen et Broch confirment cette approche psychanalytique des discours eschatologiques. C’est la régression – dont le mythe de l’âge d’or est la parfaite image – qui marque la convergence entre les discours eschatologiques et les discours apocalyptiques. Il s’agit certes de deux types de discours différents qui se distinguent l’un de l’autre par la validité historique de la voix prophétique ; néanmoins les discours apocalyptiques intensifient l’angoisse d’où naît tout discours exalté sur la Fin du Monde ; et ils laissent l’individu dans l’impuissance. Avec Broch, on peut souligner que les discours apocalyptiques obéissent uniquement à la logique du rêve – «steigen Traumbilder in ihm auf, wunscherfüllte, hoffende, erklärende, strafende» – c’est-à-dire qu’ils sont complètement détachés du cours de l’Histoire à laquelle ils prétendent donner un sens. Et la psychanalyste lacanienne Colette Solers souligne qu’en tant que texte de promesse l’Apocalypse de Saint Jean n’est en rien un cauchemar. Et cela malgré les fléaux qu’il annonce :
- 25 – Colette Solers : Apocalypse ou pire. Ds. : Lectures de l’Apocalypse : Actes du colloque tenu à An (...)
Et bien, malgré cela, je dis que même pour le pécheur ça n’est pas un cauchemar parce que tous ces cataclysmes de la fantasmagorie visionnaire ne sont pas des catastrophes naturelles. La catastrophe naturelle, celle dont on parle aujourd’hui, c’est une catastrophe hors-sens. Les calamités du texte de Saint-Jean sont […] des réponses de Dieu, des index de la présence de l’Autre, des signes que l’alpha et l’oméga existent et que donc la tribulation n’est pas sans être réglée par un ordre qui n’est pas universel, mais qui, ici, est divin. Le Dieu de Jean n’est pas le Dieu des philosophes, le seul sujet supposé au savoir du texte. Le Dieu de Jean est un Dieu de présence, de volonté, qui attend quelque chose des hommes, et dont le châtiment frappe juste. C’est dire qu’on pense la fureur de Dieu, sa vindicte, voire sa férocité comme justifiée. Et sans doute en effet les hommes ont-ils en partie inventé la notion de péché pour justifier Dieu. Alors l’Apocalypse n’est pas le pire, parce qu’elle présente un Autre de la réponse qui promet, certes, des tourments, mais des tourments qui ne sont pas insensés25.
- 26 – Cf. Klaus Vondung : Die Apokalypse in Deutschland (München : dtv 1988), 313.
25Le roman Die Schlafwandler confirme le fait que l’Apocalypse n’est pas un cauchemar. En effet, ses protagonistes évoquent les visions apocalyptiques afin de trouver un sens à la catastrophe vécue. C’est le Mal qui triomphe dans cette catastrophe et qui détruit la civilisation issue d’un mouvement de sublimation afin de jeter l’homme aux abîmes de la barbarie, afin de l’exposer au pire. Pour cette raison, le roman de Hermann Broch n’est pas un roman apocalyptique. Au contraire : il dénonce toute tentative désespérée pour échapper au vide créé par la dégradation des valeurs, tentative qui s’inscrit dans l’évocation de l’Apocalypse, tout en laissant transparaître la promesse de rédemption au sein d’un – futur – acte éthique. Pour certain, le rythme accéléré de la narration vers la fin du roman évoque un discours apocalyptique, mais c’est l’essai sur la dégradation des valeurs qui fait éclater l’espace clos d’une fiction en la réduisant au rang d’un exemplum. Et cette réduction ne s’arrête pas là : le lecteur étant supposé connaître l’issue de la débâcle et de la révolution de 1918, les événements historiques dans lesquels s’inscrit l’action fictive, de leur côté, ne sont que des exempta. On sait qu’en un premier temps Broch avait pensé donner à sa trilogie le titre de « roman historique », ce qui souligne que nous avons affaire à une réflexion critique de ce genre. Par le biais de la théorie des valeurs, Broch veut faire valoir l’indépendance de la fiction littéraire dans sa qualité « polyhistorique » par rapport au travail de l’historien ou du journaliste. Un tel travail ne connaît qu’un système de valeurs restreint, il est rivé à l’objet de la recherche. Il s’ensuit que Broch revendique pour Die Schlafwandler une polyhistoricité26, ce qui exclut toute prétention à écrire une œuvre totalisante à l’instar de l’Apocalypse de Saint Jean. La totalisation est impossible, ce que démontre l’insertion des essais dans le fil de la narration. En fin de compte, Broch fait éclater le roman en tant que tel non seulement par les essais insérés, mais aussi par des passages appartenant à des genres différents. Chacun de ces passages reste à part et ne sort pas du cadre délimité par le genre choisi : à la manière de la condition schizoide de l’homme, les différents discours restent fidèles chacun à son système de valeurs respectif. Les événements ne sont entrelacés que d’une façon superficielle – notamment les passages sur la jeune salutiste à Berlin sont particulièrement détachés de la catastrophe par rapport à laquelle ils se situent dans un espace a-historique. C’est par son éclatement que le récit de Broch peut revendiquer son unité, une unité qui n’est pas constituée par une « présence » de la fiction mais qui se situe sur un autre plan, celui de la réflexion philosophique. Quoique, dans maints passages, le roman Die Schlafwandler soit tourné vers le rêve, il ne s’agit pas d’un récit onirique ; quoiqu’il soit question d’une catastrophe réelle, celle-ci ne reste plus palpable dans le texte.
26La particularité de la Révélation réside en son irrémissible présence, en une présence prometteuse qui la distingue, malgré toutes les ressemblances notées par l’exégète et psychanalyste Drewermann, du symbolisme paranoïaque désespérément fermé sur lui-même. Plus d’un psychanalyste a compris ce que sa discipline pourrait tirer de l’Apocalypse de Saint Jean ; point n’est besoin de l’exégèse pour saisir cet aspect de la promesse :
27En fait, le texte de Saint Jean ne peut être séparé de l’espérance et de la vision messianiques qui y restent inscrites. Et on peut supposer que Broch s’en prend moins au texte (littéraire) de la Révélation qu’à l’usage «kitsch» qu’on en fait. Mais qui élèvera dorénavant la voix prophétique ? Broch suggère que les intellectuels («Geistesarbeiter») pourraient au moins la faire entendre :
Doch wenn die Rettung überhaupt noch möglich ist, überhaupt noch möglich werden sollte, dann wird sie den Forderungen der Propheten und ihrer heute so gut wie einst gültigen Ethik genügen müssen; sie wird von der Weisheit des Humanen gebracht werden, wird selber humane Weisheit sein. Daß der geistige Mensch, der geistige Arbeiter berufen ist, auf solchem Wege als Führer zu wirken, ist ein immerhin nicht untröstlicher Gedanke. (Massenwahntheorie, 173 sq.)