Tribune
Nicole Aubert : "Nous jouons notre éternité sur terre"
Nicole Aubert est professeur de psychologie et sociologie à l'ESCP Europe. Elle a publié "Le culte de l'urgence, la société malade du temps" en 2003. Elle contribue ici à notre dossier spécial sur le retour du sacré, publié dans La Vie du 16 février 2012.
"Au Moyen-âge, avant que ne s'instaurent les rapports marchands, le temps, régulé par le soleil sur la façade de l'Eglise, était sacré car il n'appartenait qu'à Dieu. À partir du moment où les marchands se déplacent de ville en ville pour le commerce, on commence à calculer le prix du temps et à l'incorporer dans la valeur marchande. Puis, avec le capitalisme, le temps devient totalement corrélé à l'argent, et se désacralise encore davantage.
Après le 16e siècle, début du capitalisme et jusqu'à nos jours, tout l'effort va tendre vers la nécessité de gagner toujours plus de temps et d'argent car plus les machines tournent vite, plus le taux de profit est élevé Avec les nouvelles technologies enfin, à partir du milieu des années 90, ces instruments d'instantanéité et d'immédiateté, on voit apparaître la logique de l'urgence.
On franchit un degré de plus avec le capitalisme financier qui gouverne l'économie mondiale et permet d'engranger des sommes astronomiques en quelques millionièmes de secondes. Mais plus on essaye de posséder le temps, plus il nous tyrannise, nous bouscule, nous possède à son tour. On voudrait être son maître et c'est lui qui nous malmène. Nous passons notre temps à en manquer... pour nous reposer, nous poser, réfléchir.
Cette recherche d'un temps "autre", que le "toujours plus vite", temps à nous, de la mise à distance, devient une recherche de soi-même. C'est le temps sacré laïque et non plus le sacré de Dieu. C'est ce que j'arrive à préserver de moi, pour moi. Reste un temps sur lequel nous n'avons aucune prise. C'est celui de la mort et de l'éternité. C'est là que Dieu se réfugie. Mais nous ne savons pas s'il existe ou pas. Alors nous jouons notre éternité sur Terre. Il y a urgence si je n'ai que ce temps pour me réaliser et laisser une trace. C'est le présent qui est désormais sacralisé."