Actualité Juive: Avec le Pr. Tobie Nathan, vous avez créé des groupes de paroles pour des survivants de la Shoah et leurs descendants dans l’équipe d’ethnopsychiatrie du Centre Georges Devereux en 1989. Pourquoi avoir voulu étudier ce groupe particulier ?
Nathalie Zajde : Sans doute au départ parce que j’en suis moi-même issue - je suis née à Paris, dans une famille juive originaire de Pologne, décimée par la Shoah - et que de mener une recherche dans son propre milieu confère une évidente légitimité autant qu’il met le chercheur en risque.
Le fait d’appartenir au même monde que mes « sujets » m’interdit de me réfugier dans un ailleurs scientifique, dans une pseudo extraterritorialité. Les conclusions de mes travaux de recherche me concernent tout autant qu’elles concernent les sujets dont je parle. Mais il y a un avantage notable à étudier des semblables, c’est le fait qu’on dispose en quelque sorte de guides naturels, de contrôleurs permanents, car étant les premiers bénéficiaires et les premiers usagers de mes propositions, ils sont aussi légitimes que mes collègues pour évaluer mon travail. Cette réalité s’inscrit dans le parti qu’a pris l’ethnopsychiatrie d’instaurer une approche démocratique dans la recherche en psychologie .
En 1989, quand j’ai débuté mes recherches au sein du Laboratoire de psychologie clinique de l’université de Paris 8 du Professeur Tobie Nathan, malgré le fait qu’en France vivait la seconde plus importante communauté de survivants de la Shoah au monde et malgré le fait qu’un grand nombre de psychanalystes, psychiatres et psychologues français étaient eux-mêmes des survivants, anciens enfants cachés ou descendants de victimes de la Shoah, aucune recherche n’avait encore été menée sur la psychologie et psychopathologie des ces familles, et surtout il n’existait aucun dispositif clinique, aucun lieu dédié à la psychothérapie des survivants et leurs descendants. L’équipe d’ethnopsychiatrie a donc été la première en France à s’intéresser de près au vécu singulier des Juifs d’Europe, à leurs traumatismes autant qu’à leur capacité de survivre ainsi qu’à la transmission du traumatisme aux générations suivantes. Elle a pu le faire grâce à la spécificité de l’approche ethnopsychiatrique développée depuis les années 1970 par Tobie Nathan. Une approche qui s’intéresse aux humains dans leur complexité, avec leurs richesses, avec ce qui les définit et ce qu’ils revendiquent : leur histoire, leurs projets, leurs croyances, leurs options politiques et religieuses, autrement dit leurs collectifs. Ainsi, quand un juif survivant de la Shoah présente des souffrances psychique et qu’il a besoin d’être soigné, il apparaît primordial et juste – autant du point de vue étique que de l’efficacité thérapeutique – que son thérapeute ait des connaissance poussées au sujet de l’histoire des juifs d’Europe, de ce qu’ils ont vécu de spécifique, ainsi que de leurs cultures et de leurs traditions thérapeutiques. Cela apparaît une évidence aujourd’hui, mais à l’époque, quand nous avons débuté nos travaux, cette démarche a surpris car elle ne correspondait pas au dogme psy établi.
A.J. : Vous écoutez des personnes issues de générations d’après la Shoah dont les parents ont vécu le traumatisme. Quelles conséquences le génocide a-t-il eu sur leurs descendants ? Existe-t-il une règle : fallait-il en parler ou pas ? Et comment en parler ?
N. Z. : Vous posez plusieurs questions qui méritent de longs développements. Pour commencer, la question de la parole - dire ou ne pas dire - a été un fourvoiement, une erreur de problématisation. Nous nous en sommes aperçus dès les premiers entretiens avec les descendants de survivants. Je me souviens d’un des premiers groupes de parole auquel assistaient des participants dont au moins un parent était survivant d’Auschwitz . Certains rapportaient à quel point leurs parents leur avaient tout raconté, dans les moindres détails, depuis leur tendre enfance. Ils témoignaient du fait que ces survivants ne pouvaient s’empêcher de faire référence au camp à la moindre occasion – un levé de soleil, l’aboiement d’un chien, le froid en hiver, la chaleur en été, la faim avant le diner etc. - ce qui avait eu comme conséquence, d’après leur analyse personnelle, de les rendre vulnérable, perméable au point d’avoir le sentiment d’être eux-mêmes des anciens déportés. Ceux-là expliquaient leurs cauchemars et leurs terreurs personnelles par un trop plein de parole de leur parent déporté. D’autres au contraire reliaient leur névrose, leur difficulté à vivre au silence qui avait régné sur le sujet et regrettaient de n’avoir jamais osé poser de questions. D’autres encore disaient qu’ils avaient interrogé leurs parents, mais qu’ils ne parvenaient pas à retenir les informations qu’ils avaient reçues. Quant au fond, nous avons été amenés à penser que le problème avait été mal posé : ce qui est à l’origine de la souffrance des descendants de survivants de la Shoah ce n’est pas qu’on ait ou non parlé de la Shoah, c’est la Shoah! C’est la Shoah et ce qu’elle a produit qu’il nous faut réparer, soigner, dont il nous faut guérir les survivants et leur famille. Autrement dit ce à quoi les psy sont confrontés quand ils prennent en charge les survivants et les générations d’après n’est pas de nature symbolique, ce n’est pas de la représentation psychique, encore moins une affaire strictement personnelle qui relève de l’interprétation et d’un vécu subjectifs, mais une réalité terrible, celle de l’assassinat en masse, odieux et monstrueux des proches, de l’effacement définitif de sa culture ancestrale, et de la destruction du collectif auquel on appartient, de la transmission des terreurs. Avoir prétendu pendant des décennies que le problème c’était d’en parler ou pas n’a fait que masquer et finalement minimiser le véritable enjeu psychothérapique.
A.J. : Existe t’il une sorte de syndrome de la Shoah ? Une pathologie particulièrement qui se transmettrait de génération en génération ?
N. Z. : Pour identifier une pathologie singulière, et surtout pour la soigner, il nous a fallu renoncer aux classifications habituelles de la psychiatrie et de la psychologie et proposer de nouvelles manières d’appréhender les juifs survivants de la Shoah et leurs descendants. Par exemple, il nous a fallu accepter l’idée qu’un survivant d’Auschwitz puisse avoir été déjà mort, et même plusieurs fois durant sa déportation, son internement en camps, durant les effroyables marches d’évacuation, et pourtant être revenu, et avoir repris une vie au sein du monde des vivants. La nuit, dans ses cauchemars, il se retrouve à nouveau en camp, hurle de douleur, est témoin des horreurs, à l’occasion des anniversaires, des commémorations, il devient irascible, est pris par des crises de colère, sursaute, ou encore s’isole, ne veut plus parler à personne, mais le reste du temps, il reprend sa place dans le monde d’après. Autrement dit, pour comprendre et soigner un enfant de survivant qui souffre de phobie et de troubles du sommeil, il nous faut commencer par reconnaître qu’il existe des êtres qui sont des revenants, qui sont déjà morts, et qui ont malgré tout réussi à revivre en partie, a se marier, a faire l’amour et à avoir des enfants. Et que ces êtres sont, en tant que parents, les personnes les plus proches et à la fois des êtres d’une nature étrangère, des énigmes vivantes, rendus radicalement différents par leur terrible vécu de déportation. Il nous faut accepter de penser des personnes qui sont encore captives et qui vivent parmi nous, accompagnées d’invisibles. Les enfants de survivants ont ceci de singulier : depuis leur plus tendre enfance, depuis leurs naissance, ils sont les témoins directs, et souvent les seuls avec le conjoint du survivant, et les réceptacles des fantômes et des bourreaux qui continuent à exister aux cotés des déportés. Prendre en charge les familles de survivants de la Shoah nécessite de concevoir et d’appréhender ces êtres autrement qu’on le ferait avec le tout venant. Soigner un descendant de survivant avec ses parents, nous oblige à recourir à des définitions différentes d’êtres humains, des humains juifs hors norme, revenus du monde des morts.
« Il existe dans la tradition juive des modes d’emploi de la transmission »
A.J. : Comment lever le paradoxe : comment transmettre une mémoire douloureuse sans choc ?
N. Z. : Il existe dans la tradition juive des modes d’emploi de la transmission. En fonction de l’événement, de sa nature, de ses implications, des responsables et penseurs juifs ont su élaborer des modalités d’interprétation et des actes rituels qui ont transformé les événements terribles en temps forts et fondateurs pour l’ensemble des juifs. Des événements qui propulsent les générations vers un devenir, vers une pérennité, qui donnent en quelque sorte le mode d’emploi pour être dépassé tout en permettant une continuité. La Shoah est un événement très récent, au regard de l’histoire juive. Des rabbins, des intellectuels, des juifs et des non-juifs cherchent à en comprendre la nature et les conséquences. J’aurais tendance à penser que tout est bon à prendre. On tâtonne, on cherche. Et dans ce cadre, les survivants, les témoins vivants nous sont particulièrement précieux. Mais pour l’heure, il est vrai, nous sommes encore en recherche ; aucune proposition de modalité interprétative n’a été validée au sens où aucune interprétation de l’événement n’a rencontré de consensus, n’a procuré un réel apaisement ni pour les survivants, ni pour leurs enfants, ni pour l’ensemble du peuple juif. Les commémorations dans le champ politique, les prières dans le champ religieux restent pour l’heure comme des tentatives, des essais, qui ne procurent pas encore le dépassement attendu, la guérison. Mais un jour, bien sur, cette compréhension devra advenir. Un jour la malédiction de la Shoah sera neutralisée, et même inversée ; elle donnera lieu à des nouvelles manières de questionner et ainsi constituera alors une force supplémentaire, inscrite dans un rituel vivant, destiné à accompagner l’évolution du peuple juif.
A.J. : Selon vous, à partir de quel âge peut-on sensibiliser un enfant à une histoire si terrible ?
N. Z. : Je ne sais pas s’il y a un âge ; il faut attendre que l’enfant pose des questions. Chaque enfant à son rythme propre.
A.J. : Vous avez publié en 2005 un ouvrage intitulé Guérir de la Shoah aux éditions Odile Jacob. Mais ne guérit-on jamais de la Shoah ?
N. Z. : Guérir, chez les juifs, est une obligation, une sorte de commandement. Les juifs doivent guérir de la Shoah pour que le peuple juif perdure. Guérir ne veut évidemment pas dire oublier ou pardonner. Cela veut dire sortir de la malédiction, se libérer de ses bourreaux. Dans ce processus, les psy sont aux avant-postes. Ne pas tout faire pour guérir les survivants et des descendants de survivants de la Shoah revient à refuser l’assistance à des personnes en danger. Il s’agit d’un devoir, d’une nécessité portée par notre déontologie professionnelle. Cela ne veut pas dire que nous y parvenons forcément, mais nous devons nous y atteler par tous les moyens, quitte à changer de paradigmes, quitte à remettre en questions nos concepts et nos classifications anciennes. C’est ce que nous faisons, dans l’équipe d’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan, du Centre Georges Devereux, au sein la cellule dédiée aux survivants de la Shoah et leur famille, soutenue par la Fondation pour la mémoire de la Shoah.