Martin Gibert. Voir son steak comme un animal mort

Martin Gibert
Voir son steak comme un animal mort. Véganisme et psychologie morale, Montréal, Lux éditeur, 256 pages

Voir son steak comme un animal mort est un essai engagé et militant portant sur le véganisme. Cette idéologie déclare les animaux moralement et juridiquement égaux aux humains et défend donc la non-utilisation totale de toute matière animale, autant dans les domaines de l’alimentation que dans ceux du vêtement et de la recherche. Cet essai affirme que l’idéologie végane est un mouvement politique et moral, ainsi que la voie la plus vertueuse pour assurer un meilleur traitement des animaux, des causes sociales ainsi que de l’environnement. Il faut tout de suite donner un avertissement au lecteur potentiel de cet essai. Il existe un malheureux et tenace préjugé. Celui qui dépeint le militant végane comme un individu hargneux qui observe avec dédain ceux qui ne partagent pas son idéologie. Cet essai ne dissipe pas ce préjugé. Gibert tente de défendre son propos en dénonçant les incohérences et vices de pensées chez ceux qui n’adhérent pas au véganisme ainsi qu’en associant son discours aux grandes causes de la justice sociale.

Pour commencer, il faut bien comprendre la prémisse du livre qui est la suivante : les animaux sont des sujets de droit intégralement égaux aux êtres humains. À partir de cette affirmation, sans condition très particulière, toute consommation de matière animale serait immorale, lait et œufs inclus. Ce concept d’égalité absolu entre l’homme et l’animal guide l’ensemble du discours de Gibert. À partir de là, l’auteur emploie très peu de nuances. Il met tous les consommateurs de chairs et produits animaux dans la même catégorie. Celle des individus qui, selon lui, adoptent une ligne de conduite incohérente et immorale. Par exemple, on voit l’auteur déclarer ceci de l’acheteur de viande bio : « […] aveuglé par sa gourmandise […] lorsqu’il considère que son plaisir gustatif a plus de valeur que la souffrance des animaux qu’il consomme » (p. 39). De plus, Gibert ne manque pas d’attaquer moralement ceux qui emploient des chairs animales, tout en vantant la qualité morale supérieure de ceux qui y renoncent. Il déclare que celui qui est prêt à sacrifier le plaisir gustatif d’un cheeseburger « ne fait-il pas preuve de compassion et d’un sens de la justice ? » (p. 30) et que celui qui fait le contraire « témoignerait d’un manque d’empathie et de compassion qui correspond mal à un caractère vertueux » (p. 29). L’auteur adopte visiblement une prémisse qui contredit le sens commun. Face à un tel propos, une question se pose. Comment défend-t-il un tel propos ? De trois façons : par des arguments d’autorité, en pathologisant tout propos alternatif au sien et en exploitant le capital de sympathie de d’autres causes sociales.

Gibert tente de se présenter comme une autorité intellectuelle surtout par son usage de certaines références académiques. Sa démarche intellectuelle consiste surtout à déployer une forme d’autoritarisme intellectuel. Les références sont employées comme des arguments d’autorité. Certaines sources centrales au propos de l’essai sont décrites avec des éloges qui vont bien au-delà de simples marques de courtoisie. Elles sont utilisées pour fermer toute remise en question du discours et des référents de l’essai. Par exemple, l’auteur défend sa prémisse végane en ayant recours au livre Zoopolis. Un des auteurs, Wil Kymlicka, est présenté comme « une des figures les plus importantes de la philosophie politique contemporaine » (p. 54). Le discours du livre serait « si bien défendu que Zoopolis a gagné le prix bisannuel de l’Association canadienne de philosophie » (p. 56). L’auteur présente l’auteure Mélanie Joy comme une « psychologue formée à Harvard1 » (p. 149) et le philosophe Peter Singer, dont l’essai La libération animal est présenté comme ce qui a lancé « l’un des plus stimulants domaines de l’éthique appliquée » (p. 27), soit l’éthique animale.

Cette utilisation sans nuance de sources est particulièrement visible lorsque Gibert se réfère à des recherches empiriques provenant de la psychologie. Quiconque connait ce type de recherches sait que chaque affirmation, surtout celles qui concernent les valeurs et conduites de groupes de population, doit être appuyée par un nombre important de références empiriques sérieuses et que chaque affirmation doit aussi contenir le plus de précisions et de nuances possibles. En sommes, la psychologie empirique est un domaine où les généralisations sont rares, limitées, nuancées et appuyées sur des sources. Or, lorsqu’il emploie des références provenant de la psychologie empirique, Gibert fait l’inverse. Pour défendre chacune de ses affirmations, il cite une seule recherche, en donnant très peu d’information sur son contenu. Faire le contraire aurait inséré des nuances et probablement dilué l’impact des proclamations de Gibert. Cette usage de références semble vouloir présenter le véganisme comme une ligne de conduite à laquelle toute personne capable de penser devrait obéir. Pourtant, la démarche semble se rapporter davantage à la démagogie qu’à la rigueur intellectuel.

Gibert emploie donc ses sources telles des massues rhétoriques. Cela se voit aussi par une autre facette importante du discours de son essai : la psychopathologisation de ceux qui ne se convertissent pas au véganisme. L’auteur développe un discours qui consiste à dépeindre celui qui consomme de la viande comme un individu dont les conduites et valeurs seraient plus ou moins psychopathologiques. Gibert proclame ceci en combinant sa prémisse à des références de grands noms de la psychologie2. Après les avoir sommairement présentés, l’auteur combine laconiquement leurs théories, qui n’ont pourtant souvent rien à voir avec le véganisme, à des thèses véganes. Ensuite, il présente ce bric-à-brac d’idées combinées de force pour psychopathologiser les individus qui emploient des matières animales. On voit cela lorsque l’auteur cite l’obscur concept de « mentaphobie », qui décrit les non-véganes comme étant des gens qui nient la capacité de ressentir des animaux (voir p. 121). Un peu plus loin, Gibert accuse de « végéphobie » ceux qui se moquent des végétaliens. De ces personnes, l’auteur déclare qu’il pratique « l’art de nier la question morale » (p. 134) ainsi que la « myopie morale » (p. 136). On peut bien déplorer que des végétaliens soient la cible de cruelles moqueries, mais Gibert montre bien qu’il connait la tolérance aussi bien que ces « végéphobes ». Son propos dépeint les non-véganes comme des déviants moraux. Le remède à cela serait de suivre la pensée de l’auteur, seule option idéologique cohérente et morale, qui ne pourrait être évitée que par aveuglement volontaire ou immoralité.

Rendu à ce stade, le lecteur de l’essai croira peut-être que l’ambitieuse démagogie de l’auteur a atteint sa limite. Le dernier chapitre de l’essai déçoit cette attente. Intitulé « Le véganisme est un humanisme », ce chapitre montre un auteur dont la grandiose empathie se rapproche de la mégalomanie. Dans ces pages, Gibert présente l’oppression des animaux comme le Mal originel qui ouvrit la porte au sexisme et au racisme, rapprochant les combats du véganisme de ceux du féminisme et de l’antiracisme. Malgré le propos grandiloquent de ce chapitre, ses affirmations et explications restent souvent bien courtes et peu convaincantes. Par exemple, Gibert déclare que les cathares du Moyen Âge furent violemment persécutés en raison de leur diète végétarienne, sans dire un mot des complexes rivalités économiques et politiques de l’époque (p. 167). Ce type de déclaration complètement erronée n’empêche pas le chapitre d’aussi courtiser les bons sentiments d’un lectorat bien-pensant. À ce dernier, les références les plus enivrantes sont fournies : des déclarations provenant de deux militantes féministes véganes, l’une étant une australienne musulmane (voir p. 201), l’autre une américaine noire, lesbienne et queer (voir p. 202). Si elles avaient été des hommes blancs, Gibert les aurait-il cités ? À cela, rajoutons une référence à l’idée des « privilèges de l’homme blanc ». Cette dernière consiste à déclarer l’homme blanc comme universellement gâté et donc automatiquement suspect, surtout dans des discussions portant sur les problèmes sociaux. Ironiquement, peu après avoir rapporté et louangé cette thèse (voir p. 199 à 201), Gibert déclare qu’il ne faut pas « réduire une personne à son sexe ou à son groupe ethnique », ce serait « ignorer sa personnalité, son individualité, son autonomie » (p. 206). En somme, l’auteur tente d’élever son discours en exploitant le capital de bons sentiments d’autres causes sociales, mais les moyens déployés restent en deçà des ambitions affichées. On pourrait dire que le chapitre aurait été mieux intitulé « le véganisme est un parasitisme ».

Ce livre est finalement un outil d’autocélébration pour lecteurs véganes. L’auteur dépeint ces derniers comme la bienveillante et légitime aristocratie morale de l’humanité. Quant au lecteur potentiel non végane, il a intérêt à éviter ce livre, à moins qu’il ne soit masochiste comme l’auteur de ces lignes.

Sébastien Bilodeau, candidat à la maitrise en service social, secrétaire-trésorier de Génération nationale

 

 

 

1 Si Mme avait été diplômée de l’UQAM, M. Gibert l’aurait-il mentionné ?

2 Par exemple, on voit l’auteur mentionner Bandura et Milgram (p. 129) ainsi que le concept de dissonance cognitive (p. 109 à 113).

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