Lynn Hunt, L’invention des droits de l’homme. Histoire, psychologie …

1Pourquoi les droits de l’homme sont-ils universels?  Parce qu’ils sont ancrés dans les sentiments. Tel est, selon la préface d’Amartya Sen, le message de l’historienne américaine Lynn Hunt, spécialiste reconnue de la Révolution française.   Les droits de l’homme ont trois propriétés : ils sont naturels, égalitaires et universels. C’est là leur différence majeure avec le Bill of Rights anglais du xviie siècle qui ne proclamait que les droits du peuple anglais. L’une des forces des déclarations de 1776 et 1789 réside dans leur simplicité. Elles parlent le langage de l’évidence, de la raison, mais se nourrissent aussi du nouveau sentiment d’intériorité et de dignité morale qui se développe au xviiie siècle. Des trois caractéristiques relevées par Hunt, c’est d’abord l’idée qu’ils étaient naturels qui fut la plus rapidement admise. Les droits naturels avaient déjà été étudiés par Grotius puis Locke (droit à la vie, à la liberté, à la propriété). Le vocabulaire des droits de l’homme s’en distingue en ce qu’il fait aussi appel à l’émotion et au sentiment de chacun. Pour qu’une telle notion fût possible, il fallait que la société commençât à être pensée comme un ensemble d’individus autonomes, chacun capable de jugement moral. Les droits de l’homme, selon Hunt, n’auraient pas été possibles et pensables sans l’émergence d’un nouveau sentiment : l’empathie, forgée par des pratiques culturelles nouvelles et des expériences partagées qui ont modifié la capacité des individus à construire de nouvelles représentations de soi et des relations sociales.

2Hunt propose d’explorer une histoire de la personnalité, de la construction du soi, en s’appuyant sur les découvertes des neurosciences pour dépasser le cadre de l’histoire des idées et aborder la question de l’expérience concrète des individus. Le passage où cette méthode est expliquée laisse un peu dubitatif : la lecture des romans, ou de comptes rendus de séances de torture aurait eu des effets physiques provoquant une transformation cérébrale, qui induirait à son tour la production de nouveaux concepts sociaux. Les changements politiques et sociaux de la fin du xviiie siècle viendraient de l’expérience partagée des individus, non dans le monde social, mais dans la sphère culturelle. Hunt avait déjà exploré cette piste dans Le roman familial de la Révolution française, qui montrait le délitement simultané de l’autorité du père de famille et de celle du monarque. Elle renoue ici avec la méthode consistant à lier histoire culturelle et histoire politique, et à analyser la production littéraire d’une époque comme révélatrice des changements affectant les grands stéréotypes sociaux et familiaux. Etait-il besoin pour cela d’appeler les sciences cognitives à la rescousse ? La manière dont on lisait les romans du XVIIIe siècle peut être reconstituée à travers une histoire sociale de la lecture, plus qu’à travers des mécanismes neuro-physiologiques encore incertains.

3De Paméla de Richardson (1740) à la Nouvelle Héloïse de Rousseau (1761), c’est un nouveau genre, le roman, et particulièrement le roman par lettres, qui triomphe. Mais aussi une nouvelle émotion : l’empathie. Hunt la définit comme une capacité biologiquement ancrée à imaginer l’émotion d’autrui, qui se développe selon les formes de l’interaction sociale. Le roman par lettres représentait un terrain d’apprentissage idéal, dans la mesure où il permettait de décrire en détail les sentiments d’une héroïne. Il favorisait, par la mise en retrait de l’auteur, l’identification avec des personnages dont l’autonomie était valorisée par la présentation de leurs dilemmes intérieurs.

4De Diderot à Jefferson, les lecteurs de Clarisse Harlowe, le second roman de Samuel Richardson (1748), soulignaient l’effet d’identification puis d’émulation à faire le bien et à imiter la vertu produit par de tels romans. La valorisation de la vie quotidienne et de la lutte des individus étaient au cœur de l’expérience partagée par les lecteurs du XVIIIe siècle. Mais si chacun devait trouver en soi les règles de la moralité, comment alors faire tenir ensemble les communautés ? Par les liens de la sympathie, par le processus d’identification à autrui et à ses sentiments, décrit entre autres par Adam Smith dans sa Théorie des sentiments moraux (1759). En retour, la faculté de sympathie aidait à développer en soi l’image du « spectateur impartial », référent de ses propres actions et garant de l’autonomie morale de l’individu.

5Parallèlement à ce mouvement littéraire se développe dans les opinions publiques naissantes au XVIIIe siècle des campagnes faisant elles aussi appel aux sentiments pour la réforme judiciaire et l’abolition de la torture juridique. En Angleterre, si le Bill of Rights de 1689  interdit les punitions « cruelles », le nombre d’exécutions capitales augmente au XVIIIe siècle et la pratique d’exposition du corps après l’exécution se poursuit. Les marques au fer rouge, le carcan et les galères continuaient à être utilisés par la justice française. Néanmoins, à partir des années 1760, on peut observer à l’échelle de l’Europe une campagne pour la rationalisation des peines, dont le principal protagoniste fut l’Italien Beccaria (Essai sur les crimes et les peines, 1764) et qui déboucha sur l’abolition du recours à la torture judiciaire en Prusse en 1754, en Suède en 1772. Le point sur lequel s’opéra le changement des esprits fut une nouvelle conception du corps humain et du rapport à la douleur. Les peines cruelles, en brutalisant l’individu, étaient elles-mêmes une offense faite à la société et aux sentiments des spectateurs. L’affaire Calas, lequel mourut étranglé après deux heures de torture, en fut le révélateur en France. La peine judiciaire devait représenter une forme de réparation, ce que les supplices ne fournissaient nullement. La dénonciation de la torture prépara ainsi le terrain à l’affirmation des droits de l’homme, comme le souligna Brissot dans les années 1780. L’émotion et la raison étaient vues comme des partenaires. « La sensibilité est la sentinelle de la faculté morale », écrit Benjamin Rush en 1787.

6Les déclarations américaine et française ne firent pas que transcrire ces changements de sensibilité. Elles représentèrent aussi un changement de mode d’action politique. Les droits reconnus étaient présentés comme existant depuis toujours ; l’acte de les reconnaître était en revanche nouveau et fondateur d’une nouvelle légitimité. Elle produit sur le plan juridique un effet de cascade : l’affirmation de droits universels entraîne une série de reconnaissances (accès des juifs et des protestants aux fonctions publiques) et d’abolitions (comme celle de la torture judiciaire). Sa principale limitation demeure la catégorie de population auxquelles elle s’applique. L’expression « les hommes » désignait d’abord les citoyens actifs. Quel sens pouvait-elle avoir pour un Jefferson, par ailleurs propriétaire d’esclaves, sinon celui de désigner l’ensemble des individus capables d’un jugement moral autonome, ce qui pouvait exclure certaines catégories (domestiques, esclaves, femmes) ?  Les femmes ne bénéficiaient qu’en partie de cette évolution. Elles bénéficiaient des droits passifs comme tous les membres de la nation : sûreté, propriété, liberté, mais non des droits des citoyens actifs. Hunt estime que l’idée de droits de l’homme possédait une « logique propre » poussant à leur extension, et cite John Adams qui écrivait en 1776 que les femmes finiraient tôt ou tard par demander le droit de vote. Mais il restait plus facile de donner des droits à certains groupes (les minorités religieuses, comme les juifs et les protestants)  qu’à d’autres (les femmes). Hunt ajoute à cette dynamique l’abolition de l’esclavage en février 1794, mais reconnaît que celle-ci était d’abord due à la situation qui s’était développée à Saint-Domingue.

7Les limitations concrètes au modèle des droits de l’homme ont longtemps persisté. Au xixsiècle, note Hunt, les droits de l’homme s’inscrivent dans le cadre de la nation, et ont tendance à s’ethniciser. Racisme, sexisme et antisémitisme sont les trois principaux obstacles à surmonter. Génocides et oppressions en tout genre n’ont pas cessé au xxe siècle.

8Les droits de l’homme sont-ils en fin de compte une notion creuse ? Pour Hunt, l’effet de long terme des déclarations américaine et française fut d’ancrer l’évidence de l’idée de droits universels et de rendre leurs violations plus vivement ressenties, en faisant une arme essentielle dans les combats politiques. On touche ici aux limites d’un ouvrage souvent stimulant, mais qui suggère parfois plus qu’il ne démontre. Son point fort réside dans le lien qu’il tisse entre pratiques culturelles et mouvements politiques, contribuant à décloisonner les approches centrées sur la lecture et la réception des œuvres littéraires, d’une part, et une approche centrée sur les idées philosophiques et juridiques d’autre part. Il fournit ainsi des clés de lecture pour tous ceux qui cherchent à comprendre les origines culturelles des révolutions, passées ou contemporaines.

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