Lumière sur le «magasinage» d’experts

Depuis le premier procès de Guy Turcotte, un malaise plane au-dessus de la communauté des psychologues et des psychiatres du Québec, tel qu'exprimé ici par Geneviève Belleville, chercheure en psychologie à l'Université Laval. Après avoir tué ses deux enfants à coups de couteau en 2009, l'ex-cardiologue a été déclaré criminellement non responsable de ses actes au terme d'un premier procès parce qu'il souffrait au moment du drame d'un «trouble de l'adaptation avec humeurs anxio-dépressives» et qu'un jury a estimé que cela lui avait fait perdre la faculté de discerner le bien du mal.

Le diagnostic ne semble pas faire de doute. Le hic, c'est que le trouble de l'adaptation est souvent décrit comme «le rhume de la psychiatrie»: une détresse  passagère vécue par des gens qui traversent des bouleversements majeurs dans leur vie (séparation, perte d'emploi, etc.), dont les symptômes ne sont pas suffisants pour constituer un trouble plus sérieux - une dépression majeure, par exemple. Sa définition dans les manuels de psychiatrie ne fait aucune mention d'une perte de contact avec la réalité.

«Depuis le début, cela me semble incompréhensible. Le trouble de l'adaptation est à peu près ce qu'il y a de plus bénin [...] Il y a peut-être eu autre chose, comme une dépression majeure, mais il y a quelque chose qui cloche», dit Charles Morin, lui aussi chercheur en psychologie à l'UL.

Scientifiques divisés

À en juger par les témoins experts qui ont comparu lors des deux procès Turcotte, cependant, on jurerait que la communauté scientifique est profondément divisée sur la gravité de cette maladie mentale. Cet automne, la défense a présenté deux experts qui estiment que, conjugué avec une crise suicidaire, le trouble de l'adaptation que traversait l'ex-cardiologue à la suite de sa rupture amoureuse lui avait fait faire une psychose (une déconnection de la réalité). Deux autres psychiatres ont comparu pour dire que, d'après eux, il est impossible que ce «trouble» provoque des symptômes aussi sévères. Au cours du premier procès, la défense avait appelé deux témoins-experts à la barre, contre un seul pour la Couronne.

Mais  les «psys» sont-ils à ce point divisés? Ou l'apparence de controverse viendrait-elle de ce que la défense aurait, possiblement, «magasiné» ses experts jusqu'à ce qu'elle en trouve qui fassent son affaire (ce qu'elle a parfaitement le droit de faire par ailleurs)?

Sondage du Soleil

Pour en avoir le coeur net, Le Soleil a invité par courriel près de 300 professeurs des départements de psychologie et de psychiatrie de trois universités québécoises à répondre à un sondage d'une seule question : le trouble de l'adaptation peut-il provoquer une psychose qui empêcherait la personne atteinte de distinguer le bien du mal? Une soixantaine de ces experts ont accepté de se rendre sur une page Web pour cocher une réponse parmi quatre choix allant graduellement de l'impossibilité pure et simple jusqu'à la certitude que c'est possible. Et les résultats sont on ne peut plus clairs...

Sur 59 participants (incluant un par courriel), 23 ont répondu que c'était «impossible», 31 ont coché «extrêmement improbable», seulement 4 ont répondu «peut-être possible, mais rare», et un seul s'est dit d'avis que «oui, ça se peut». C'est dire qu'un écrasant 92% de notre échantillon d'experts ne croit pas du tout ou a beaucoup de difficulté à croire qu'un trouble de l'adaptation puisse dégénérer en psychose. Même en tenant compte du «raptus» ou crise suicidaire comme celui qui a affecté Guy Turcotte, de même que du lave-glace qu'il a avalé, les psychologues et psychiatres qui ont accepté de nous parler, souvent sous le couvert de l'anonymat, n'adhèrent pas à cette thèse.

Remarquez, cela ne signifie pas nécessairement, et il est important de le garder à l'esprit, que M. Turcotte «savait ce qu'il faisait». Les sciences du comportement humain ne sont pas exactes au sens où on l'entend pour la physique ou la chimie - du moins pas encore. Les désaccords entre psychiatres et/ou psychologues ne sont pas particulièrement rares, et il est déjà arrivé par le passé, plus d'une fois d'ailleurs, qu'une opinion minoritaire s'avère être la bonne.

Mais au-delà de ce qui s'est passé ou non dans la tête de l'ex-cardiologue, nos chiffres, bien qu'ils ne constituent pas un sondage scientifique à proprement parler, illustrent clairement une chose: dans notre système de justice où les avocats sont libres de choisir les témoins-experts qu'ils présentent, il est tout-à-fait possible de «magasiner» les expertises. Quitte à faire comparaître des spécialistes dont les vues sont clairement marginales dans la communauté scientifique - ce qui peut évidemment avoir un effet déformant pour le jury.

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