NUMÉRIQUE. Cet article est extrait du dossier "Intuition, le cerveau en roue libre" du numéro 827 du mensuel Sciences et Avenir. Pour en savoir plus, se référer à l'encadré de bas de page.
L'intuition est-elle bonne conseillère ? Oui pour John Kounios, professeur de psychologie à l'université Drexel de Philadelphie. Christopher Chabris est lui plus partagé. Professeur de psychologie à l'Union College de New York, il estime qu'il ne faut pas s'y fier si elle ne s'applique pas à un champ d'expertise bien connu.
Sciences et Avenir : L’intuition nous permet-elle de prendre des décisions ?
Pr John Kounios : Bien sûr ! Nos travaux ont montré qu’il y a deux types de fonctionnement mental pour résoudre un problème : intuitif ou analytique. Le premier procède de manière inconsciente, associative, sans effort, spontanément et hors du cadre. Le second est conscient, logique, avec effort, stratégique et cadré.
Quel est celui qui nous permet de prendre les "meilleures" options ?
Tout dépend. Si je vous donne une colonne de chiffres à additionner, vous pourrez le faire uniquement de manière analytique, étape par étape. En revanche, répondre à des interrogations du type "que faire pour être plus heureux ?" ou "est-ce que cette personne me plaît ?" nécessite le système intuitif car il n’y a pas de règles à suivre : c’est un "flash intuitif". Nous devons de plus en plus souvent faire appel à cette capacité dans notre monde moderne toujours plus complexe.
Nous pouvons donc nous fier à notre "flash intuitif" ?
Notre intuition est fiable lorsqu’elle repère, inconsciemment, des motifs familiers et en déduit la réponse à apporter. Un radiologue expérimenté peut ainsi poser son diagnostic en observant pendant une seconde à peine vos clichés médicaux. Face à l’imprévu, elle est également fiable. Ainsi, lorsque cette habitante du Minnesota a rencontré un adolescent de 16 ans en panne de voiture, un matin d’avril 2001, elle a eu aussitôt et inexplicablement mal à l’estomac. Son malaise s’est amplifié lorsque celui-ci lui a dit : "Je ne sais pas où est ma mère". Elle a aussitôt prévenu la police qui a retrouvé la mère assassinée dans sa baignoire par le jeune homme. Attention ! l’intuition ne fonctionne pas, en revanche, pour les marchés financiers. Une étude a montré que les "intuitions" des experts, qui conseillent tel ou tel placement, sont aussi fiables… que si vous investissiez de manière aléatoire.
Sciences et Avenir : L’intuition peut-elle avoir tort ?
Pr Christophe Chabris : Oui, parfois, alors que c’est ainsi que nous prenons la plupart de nos décisions. Elle est d’ailleurs particulièrement mauvaise conseillère lorsqu’il s’agit de s’auto-évaluer. Nous avons en efet des croyances fausses sur la manière dont notre cerveau fonctionne. Par exemple, nous avons l’intuition que nous faisons attention à tout ce qui se passe autour de nous. Or, dans notre expérience dite du gorille invisible (1999), nous montrons à des spectateurs un film dans lequel des étudiants jouent au basket en leur demandant de compter le nombre de passes. Ils s’acquittent alors de leur tâche… sans remarquer qu’un homme déguisé en gorille a traversé la scène ! Cela démontre l’illusion que l’on a de tout voir et maîtriser comme celle d’avoir une mémoire fiable. Ce sont les illusions du quotidien.
Quelles sont les conséquences ?
Elles sont nombreuses et plus ou moins graves. Parce qu’on a la — mauvaise — intuition que l’on sait faire deux choses à la fois, nous téléphonons en conduisant, ce qui peut provoquer un accident mortel. D’ailleurs, rien ne prouve que lorsque les gens disent avoir "l’intuition qu’il faut faire ci ou ça" (gut feeling), cette sensation précède la décision. La sensation est peut-être une façon de justifier après coup une décision.
Quand faut-il se méfier ?
Lorsqu’on n’a pas d’expertise sur un sujet. Nous pouvons décider d’investir dans un marché boursier sans rien y connaître, juste parce nous le "sentons" bien, et perdre ainsi de l’argent. Pour ma part, j’essaie de ne pas faire confiance aveuglément à mon intuition. Car le monde d’aujourd’hui est plus compliqué, avec de plus en plus de données à prendre en compte. Et ce que l’intuition permettait peut être hier dans un monde plus simple, ne le permet plus aujourd’hui. Réfléchissons toujours à deux fois avant d’agir !