Face à l’abondance de la bibliographie tintinologique (pour ne rien dire des livres qui relèvent de la simple tintinophilie), il est aujourd’hui très difficile de consacrer un nouveau livre à l’auteur des aventures de Tintin sans commencer par situer son propos dans la constellation des ouvrages qui jalonnent les études hergéennes. Quel sens y a‑t‑il à travailler encore sur Hergé aujourd’hui ? Comment penser la fécondité apparemment inépuisable de ce matériau ? Les deux ouvrages que nous rapprochons ici adoptent, sur ce point, deux approches radicalement différentes.
Dans la peau de Tintin de Jean‑Marie Apostolidès est la troisième monographie que son auteur consacre à Hergé et à son œuvre : après avoir examiné la construction psychologique des personnages des aventures de Tintin1 puis s’être concentré sur la figure de Tintin2, il choisit cette fois d’appliquer à l’auteur lui‑même une grille d’interprétation psychanalytique qui repose sur une vaste érudition factuelle. Dans la peau de Tintin propose une biographie d’Hergé qui croise l’étude psychanalytique du créateur et la définition du profil psychologique de sa créature : c’est dans cette intersection que J.‑M. Apostolidès cherche à saisir ce qu’il appelle le « mythe » de Tintin. C’est en effet en le considérant comme une construction mythique fondée sur les « fantasmes fondamentaux » d’Hergé que J.‑M. Apostolidès entend comprendre l’universalité de l’œuvre, et analyser « les raisons d’un succès qui ne s’est pas démenti depuis plus de quatre‑vingts ans » (Dans la peau de Tintin, p. 16). Cependant, fonder l’universalité du mythe Tintin sur quatre‑vingts ans de succès, c’est prendre un risque : et si le succès, justement, venait à se démentir ? Un autre tintinologue averti, Pierre Fresnault‑Deruelle, soulignait au contraire récemment que « Tintin [était] en train de passer de mode, doucement3 » : si l’on admet que Tintin est susceptible de se démoder, il devient nettement plus difficile de lire dans les rapports du créateur et de sa créature la mise en forme fictionnelle de mécanismes universels, mythiques ou psychologiques, qui transcenderaient leur inscription dans une époque et dans un lieu donnés. Il faudrait alors au contraire considérer que Tintin est soumis à une forme de péremption, qui manifeste son inscription dans un contexte historique et culturel particulier : la perspective méthodologique s’en trouve dès lors bouleversée, et ce sont des études de contextualisation culturelle qui prennent le relais des études d’herméneutique psychologique.
C’est précisément la voie adoptée par le volume dirigé par Rainier Grutman et Maxime Prévost : Hergé reporter, sous‑titré Tintin en contexte, rassemble six études qui ont en commun de tourner le dos à l’examen de la psychologie de l’auteur pour se pencher au contraire sur les différentes manières dont l’œuvre est inscrite dans son époque. Leur approche ménage ainsi un « éclatement » délibéré de l’œuvre vers son contexte socio‑historique, éclatement dont les auteurs affirment d’entrée de jeu qu’il vise à « s’écarter quelque peu des types de lectures qu’a le plus souvent suscités le grand œuvre d’Hergé » (Hergé reporter, p. 5). Il ne s’agit donc pas de déployer l’imaginaire hergéen, ni pour le rapporter à la construction psychologique de son auteur, ni pour en dégager les structures mythiques ou universelles : il s’agit, selon les termes de R. Grutman et M. Prévost, « d’objectiver les discours et les imaginaires sociaux qui pénètrent les albums et que ceux-ci relaient » (ibid., p. 6). Cette opération d’objectivation trouve son point de départ dans une interrogation très simple : que signifie le fait qu’Hergé ait choisi de faire de Tintin un reporter ? Plusieurs pistes sont alors explorées, qui concernent le rapport de Tintin avec l’histoire des représentations de la profession de journaliste (de l’évolution pratique du métier à ses incarnations romanesques), mais aussi l’inscription des aventures de Tintin dans l’actualité politique ou culturelle de leur temps. La variété des formes de contextualisation historiques, politiques et culturelles envisagées dans le recueil en rend même le titre vaguement trompeur : c’est le sous‑titre qui, en réalité, définit le plus exactement le point de convergence des études qu’il rassemble.
Ces deux ouvrages incarnent donc deux perspectives qui, apparemment, s’opposent frontalement : d’un côté, une écriture monographique reposant sur le postulat de l’unité et de l’universalité mythique de l’œuvre, et cherchant dans l’étude psychanalytique de son auteur la clef systématique et purement intérieure de ce corpus inépuisable ; de l’autre au contraire une écriture à plusieurs voix reposant sur l’historicité de l’œuvre, et cherchant à éclater son objet vers ses différents contextes pour saisir la variété des enjeux qui la traversent. Cependant, par‑delà les choix méthodologiques et épistémologiques fondamentaux qui les distinguent, il est possible de mettre en évidence l’élément commun, inattendu, qui articule ces deux options apparemment irréconciliables.
En faisant reposer toute son enquête sur une approche à la fois biographique et psychanalytique de Georges Remi, dit Hergé, J.‑M. Apostolidès concentre son travail sur la thèse implicite selon laquelle l’intériorité du créateur renferme, en dernière analyse, la clef fondamentale permettant d’accéder à l’intelligibilité de sa création. Tintin est pensé, dans cette perspective, comme une armure que son auteur fabrique pour se concilier le monde et s’y faire une place, de telle sorte que la compréhension de la genèse de l’œuvre rejoint la compréhension de sa réception : les lecteurs eux‑mêmes se sont à leur tour emparé de Tintin pour l’utiliser, à l’instar de son auteur, « comme une armure ou comme un totem » (Dans la peau de Tintin, p. 12). C’est donc d’abord parce qu’il constitue comme personnage un « costume » endossable à l’envi que le personnage créé par Hergé peut devenir un mythe ; cette thèse, qui repose sur une lecture enfantine des albums, réduit le mythe au conte initiatique, et cette valeur initiatique elle‑même se trouve aussitôt reconduite au dispositif psychologique qui sous‑tend la création. L’heuristique élaborée par J.‑M. Apostolidès repose ainsi sur le postulat de l’unicité structurelle du processus créatif, comme il l’indique d’emblée en avouant qu’il « souhaite mettre en évidence une structure commune aux aventures de Tintin et au psychisme de leur auteur, à partir d’un fantasme fondamental » (Dans la peau de Tintin, p. 11).
La grille herméneutique qu’applique J.‑M. Apostolidès consiste alors à ramener tous les aspects de l’œuvre à cette « clef » fantasmatique unique et volontiers monolithique. Cette opération, qui prend la forme d’une biographie détaillée, suit donc la chronologie de la vie et de l’œuvre de Georges Remi : là où Les Métamorphoses de Tintin proposaient en 1984 une lecture analytique de l’œuvre elle‑même, dans laquelle l’auteur distinguait trois grandes époques (épique, héroïque et domestique), Dans la peau de Tintin parcourt à nouveau le même chemin, mais en adoptant cette fois le point de vue de la vie intérieure d’Hergé. Précis, subtil, érudit, J.‑M. Apostolidès cherche alors constamment à entrelacer la construction du personnage de Tintin avec celle de la personne de Georges Remi, les deux se trouvant intelligemment articulées dans la production d’un « Moi médiatique », Hergé, qui leur sert de médiateur. Cela le conduit à étudier en détail toutes les époques de la vie d’Hergé : le sentiment de déclassement social qui le saisit lorsque les parents de sa première fiancée s’opposent à une union qui serait pour eux une déchéance ; les relations complexes qu’il noue avec l’abbé Norbert Wallez, directeur de la publication du XXe Siècle, ainsi qu’avec sa secrétaire Germaine Kieckens dont il est secrètement amoureux et qu’il finira par épouser en 1932 ; la traversée de la seconde guerre mondiale et la collaboration sans distance ni recul avec le Soir passé à l’occupant, puis le traumatisme de la libération et de l’interdiction professionnelle qui frappe alors Hergé pendant deux ans ; la liaison avec Fanny Vlamynck qui deviendra en 1977 sa seconde épouse ; les périodes de doute et de panne qui marquent la production du Studio Hergé dans les années 1950-1960. Sur tous ces aspects de la vie et de l’œuvre d’Hergé, J.‑M. Apostolidès est très savant, et l’on apprend beaucoup — sauf, bien entendu, si l’on est soi‑même un tintinophile acharné et que l’on a déjà dévoré les biographies de Pierre Assouline et de Philippe Goddin, les essais de Jan Baetens et de Pierre Sterckx, ou les études de Pierre Fresnault‑Deruelle et de Benoît Peeters4.
Mais si l’on apprend beaucoup, et si certains chapitres sont traversés d’intuitions très stimulantes et très fécondes, il n’en reste pas moins que l’herméneutique psychanalytique engendre parfois des analyses d’un réductionnisme brutal. Ainsi, Milou porte le surnom de Marie‑Louise Van Custem, la jeune femme que Georges Remi aime et courtise avant que ses parents ne s’opposent à leur union puisque le futur dessinateur n’est pas un assez bon parti : que le chien de Tintin prenne le nom de la femme à laquelle il a fallu renoncer, cela traduit certainement quelque chose de l’idéalisation du lien entre le jeune reporter et l’animal, mais est-il vraiment impossible, totalement impossible, d’y flairer la moindre ironie, la moindre volonté de se tenir, un peu, à distance de soi‑même avec une bienveillance pas dupe ? Cet exemple n’est pas exclusivement anecdotique : la lecture psychanalytique est en effet désespérante de sérieux, et elle interdit à son sujet lui‑même toute légèreté, toute ironie, et toute distance. Il n’est pas une plaisanterie, pas un jeu de mots, pas un courrier, sans même parler des rêves, qui ne soit érigé en indice rigoureusement documenté, minutieusement disséqué, et soigneusement replacé dans l’évolution de la psychologie d’Hergé.
Lorsque J.‑M. Apostolidès utilise ce procédé pour cartographier précisément les relations d’Hergé avec Germaine Kieckens ou avec Fanny Vlamynck, il utilise très évidemment des outils efficaces et pertinents, et certains chapitres ainsi construits saisissent quelque chose des ressorts de la création : ainsi de la séquence 1932‑1934, qui voit Hergé se réapproprier son œuvre, la soustraire à la tutelle de l’abbé Wallez, et transférer à Casterman le soin de publier les albums reliés ; ainsi encore des années 1950‑1953 et de la construction du Studio Hergé ; ainsi enfin de la dialectique du propre et du sale construite autour des Bijoux de la Castafiore, album pourtant sur‑commenté. Cependant d’autres passages, plus tortueux, offrent des fulgurances qui ont l’intelligibilité erratique de la psychanalyse appliquée aux œuvres de l’esprit : des intuitions, des rapprochements saisissants, des raccourcis sémantiques éclairants voisinent avec des interprétations schématiques et parfois brutales. On finit par être gêné, au fil des pages, par une intelligence de l’œuvre qui n’est exploitée qu’en s’enfermant dans le combat de l’auteur avec ses pulsions, ses fantasmes, ses représentations clivées et ses traumatismes originels. L’étude psychanalytique s’enferme dans une logique du dévoilement et de l’allégorisation sommaire, et la mise en évidence des effets poétiques d’un pathétique intime s’estompe pour laisser place à une sorte d’enquête policière agaçante dans laquelle le détective est, par définition, toujours le plus malin.
Ce défaut a tendance à noyer les bonnes intuitions de J.‑M. Apostolidès, et l’étendue incroyable de son érudition : dans la masse des connaissances qu’il brasse, et qui font une place privilégiée au dossier biographique et bibliographique de l’œuvre et de la vie d’Hergé, il y a un élément riche et fécond qui relève de la fatrasie heureuse, et qui fait dépendre la fécondité des trouvailles de la manière dont elles peuvent être reprises, rêvées à leur tour, mises au service de l’intelligence des albums par le lecteur de J.‑M. Apostolidès. Pourtant, hélas, ce bric‑à‑brac passionnant, qui s’apparente à celui de la crypte de Moulinsart, est écrasé par la souveraineté sans nuance de la grille analytique : la polyphonie qu’elle pourrait engendrer ne cesse d’être ramenée à la « raison » d’une manière brutalement désinvolte. Ainsi, à propos de la petite Miarka dans les Bijoux de la Castafiore, J.‑M. Apostolidès n’évoque une possible lecture « féérique » du personnage que pour la révoquer aussitôt dans des termes assez secs :
Sandrine Willems voit dans cette petite Tzigane une sorte de fée associée à la magie des forêts. Dans une telle perspective, elle permet la transformation des hommes en animaux et des bêtes en humains qui caractérise toute l’aventure. […] Dans l’optique plus banalement psychanalytique qui est la nôtre, Miarka représente une menace de castration pour le capitaine […]. (Dans la peau de Tintin, p. 232)
En quoi l’idée psychanalytique que la petite Tzigane incarne une menace de castration est‑elle « plus banale » que l’idée folkolorique qui en fait une fée sylvaine, intercesseur symbolique entre les totems animaliers et leurs avatars humains ?
La grille analytique engendre ainsi une herméneutique binaire, appuyée sur des figures fondamentalement métaphoriques, qui servent toutes à traduire un « dedans » (crises, rêves, névroses et fantasmes d’Hergé) en un « dehors » sans reste (le processus de production et d’investissement de la créature fictionnelle qu’est Tintin). On y perd l’élément du « mythe » annoncé en introduction, et l’on y perd aussi le sens du contexte : l’intériorisation des analyses semble systématiquement occulter les approches sociales, historiques, politiques, culturelles ; Hergé semble sans exemple, sans maître, sans admiration ni culture5. Au fil des pages, le sentiment irrépressible naît que l’on ne peut tout simplement pas saisir la production d’une œuvre en faisant abstraction de ces déterminations‑là.
Le volume dirigé par Rainier Grutman et Maxime Prévost travaille tout entier à l’exploration de ces pistes que l’étude de Jean‑Marie Apostolidès semble négliger. Les auteurs rappellent qu’Hergé considérait avec un peu de dédain les bandes dessinées « historiques » de son temps, qu’il jugeait insuffisamment ancrées dans la réalité présente : Tintin est au contraire conçu pour être actuel, et cette « actualité » est aussi un marqueur de réalité, au sens où Tintin est tellement de son temps qu’il est, littéralement, parmi nous. Le choix de la profession de reporter pour le héros d’aventures publiées dans un journal, c’est‑à‑dire le fait que Tintin soit à la fois un personnage et un employé du Petit XXe (comme Fantasio pour le Moustique, ou plus tard Gaston chez Dupuis), est alors aussi une manière de brouiller savamment la frontière entre fiction et réalité. C’est dans l’espace de ce brouillage que travaillent les études qui composent Hergé reporter : pour mettre, comme l’indique leur sous‑titre, « Tintin en contexte », les auteurs de ces études se penchent sur les liens entre l’œuvre d’Hergé et l’actualité politique et culturelle avec laquelle elle entretient de féconds rapports. La question du métier de Tintin n’est alors qu’un point de départ intéressant pour cette entreprise de contextualisation dont les enjeux dépassent la seule thématique du « journalisme ».
L’étude de Guillaume Pinson, « Tintin avant Tintin. Origines médiatiques et romanesques du héros reporter », saisit le personnage de Tintin à partir de l’évolution de l’imaginaire du reporter, compris comme une mutation interne de la figure du journaliste, qui à partir des années 1890-1920 n’est plus le romancier raté – le Rastignac de Balzac – mais un jeune homme courageux, voyageur, observateur, futé, et délivré des contingences matérielles. G. Pinson convoque à cette fin le Rouletabille de Gaston Leroux ou le Fandor de Souvestre et Allain, mais aussi les figures moins connues d’Isidore Beautrelet (Maurice Leblanc) et de Danglars (Henry Desnard), en les comparant aux figures bien réelles d’Albert Londres ou de Joseph Kessel : il montre ainsi que Tintin est un reporter qui n’écrit pas, et qu’Hergé met même peu à peu à distance le journal, visuellement très présent dans les premiers albums. Reste pourtant, liée à Tintin, cette figure de médiateur du journaliste, qui est aussi un rassembleur d’opinion (comme le montrent les scènes de célébration médiatique fréquentes dans les aventures de Tintin).
C’est à cette figure du médiateur qu’est consacré l’article de Jean Rime, « Hergé est un personnage. Quelques figures de la médiation et de l’auto‑représentation dans Les aventures de Tintin », mais cette fois le médiateur n’est plus Tintin, reporter : c’est son auteur. J. Rime analyse très finement les effets de brouillage et de franchissement des frontières, montrant que la construction de Tintin en reporter n’est qu’une moitié de l’entreprise d’Hergé, lequel ne cesse parallèlement de se représenter lui-même dans son œuvre et d’en « dénuder » ainsi le code (et ce dès les exploits de Quick et Flupke). Hergé apparaît alors comme le médiateur, la tierce personne qui, glissée entre Georges Remi et Tintin, organise la porosité entre les deux plans. J. Rime peut ainsi mettre en évidence une tension entre les effets de réel produits par le statut de Tintin reporter, et les effets d’objectivation du code et donc de déréalisation orchestrés par Hergé pour maintenir son contrôle sur sa créature. Ce schéma complexe semble indiquer, comme le conclut J. Rime, qu’en inscrivant lui‑même narrativement son rôle dans l’œuvre Hergé a très sciemment organisé l’impossibilité que quiconque « reprenne » Tintin après lui.
En lisant les aventures de Tintin dans la perspective de la géopolitique des années 1930, l’étude de Marc Angenot (« Basil Zaharoff et la guerre du Chaco : la tintinisation de la géopolitique des années 1930 ») montre avec beaucoup d’efficacité la porosité du récit au contexte historique, de la montée des fascismes aux coups d’états sud‑américains en passant par les crises des Balkans ou les « affaires » politico‑financières. L’Oreille cassée constitue un corpus de choix pour examiner la manière dont l’aventure de Tintin « reçoit » (en le filtrant) ce contexte géopolitique (ainsi l’opposition hergéenne entre San Theodoros et Nuevo Rico est modelée sur la guerre du Chaco ; Basil Bazaroff et la Vicking Arms Co sont copiés sur Sir Basil Zaharoff et sa Vickers Co ; Ridgewell a pour modèle l’explorateur anglais Percy Fawcett disparu dans le Mato Grosso en 1925, etc.). Au passage, cela permet non seulement d’identifier les sources qu’Hergé réemploie, mais encore de saisir à quel point la production des aventures est liée à la circulation de formules et de thèmes élaborés dans le feuilleton populaire et en particulier dans la littérature de jeunesse. Cette étude très savante, mais parfois un peu décousue, se conclut sur une mise en garde importante : il ne faut pas, comme le font beaucoup de tintinologues, surévaluer la puissance d’invention d’Hergé, dont le travail consiste bien souvent à refondre des codes, des figures et des thèmes dont il est le récepteur. La contextualisation géopolitique des aventures de Tintin débouche ainsi sur une contextualisation littéraire de l’œuvre d’Hergé.
Cette même précaution méthodologique inspire l’article suivant, lui aussi consacré au décryptage des influences et des sources d’un album particulier : en examinant le cas de L’Île Noire, l’article de Ludovic Schurmann (« L’Île Noire, un album ancré dans le contexte culturel des années 1930 ») montre de quelle manière le récit est inscrit dans un ensemble intermédial de références textuelles, journalistiques ou cinématographiques, dont il semble qu’Hergé ait régulièrement cherché à minimiser l’importance dans ses entretiens. Ainsi, au titre de la littérature feuilletonesque et de jeunesse, L. Schurmann montre combien L’Île Noire s’inspire d’un épisode de Zig et Puce de Saint‑Ogan, modèle revendiqué d’Hergé dessinateur ; au titre de la presse, il évoque les différentes affaires de fausse monnaie qu’Hergé a pu rencontrer dans les journaux de son temps ; au titre du cinéma, il rapporte le décor même de l’île et une partie des aventures qui s’y déroulent au cinéma américain, et tout particulièrement à King Kong (Shoedsack et Cooper, 1933) ainsi qu’aux Trente‑neuf marches (Hitchcock, 1935). Là encore, donc, le thème du « reporter » est un levier intéressant pour montrer l’intermédialité dans laquelle baignent les aventures de Tintin, et pour renouveler la recherche des sources dans des directions stimulantes (quoi qu’un peu allusivement déployées, ici, en raison des dimensions nécessairement restreintes de l’article).
C’est une voie très différente qu’emprunte ensuite l’étude de Rainier Grutman, « ‘Eih bennek, eih blavek’ : l’inscription du bruxellois dans Le Sceptre d’Ottokar » : il montre de manière très érudite et très convaincante comment Hergé dissémine ses souvenirs refoulés du marollien que parlaient sa mère et sa grand‑mère dans un grand nombre de pseudo‑langues étrangères (dans L’Oreille cassée comme dans le Sceptre d’Ottokar). C’est l’occasion de rappeler de façon liminaire à quel point le Sceptre est un récit d’actualité, baigné dans l’événement récent de l’Anschluss, mais aussi concerné par la « Question royale » belge. R. Grutman montre avec quelle finesse Hergé parvient à maintenir dans son œuvre le souvenir discret d’un « patois » culturellement déconsidéré (il appartient à une génération de Bruxellois qui devient massivement francophone et prend ses distances avec les dialectes locaux réservés à l’usage privé, ou à la citation ponctuelle). Les réapparitions du marollien dans l’œuvre fonctionnent donc comme des clins d’œil ponctuels aux lecteurs qui peuvent les comprendre, tout en n’excluant en rien les autres, qui pourront être sensibles au pittoresque de la langue. Cela permet au passage à R. Grutman de faire une hypothèse amusée : si les Syldaves et les Arumbayas parlent le marollien, cela signifie peut‑être que le belge est pour Hergé la langue adamique…
C’est également à la lecture précise d’un album de la série qu’est consacré le dernier article du recueil, « La rédemption par les ovnis : lectures croisées de Vol 714 pour Sydney et de la revue Planète ». Considéré par la plupart des tintinophiles et des tintinologues comme un album tardif et un peu faible (comme Les Picaros), Vol 714 mérite peut‑être une relecture plus précise. Montrant l’identité de Mik Elzdanitoff avec le Jacques Bergier de Planète, Maxime Prévost documente la fascination d’Hergé pour les parasciences et l’ésotérisme. Il fait l’hypothèse que c’est la lecture de Planète, depuis le premier numéro de 1961, qui a réconcilié Hergé avec la narration romanesque : cependant, si Planète a rendu à Hergé l’envie d’écrire des histoires (et pas seulement de diagnostiquer leur impossibilité, comme dans Les Bijoux de la Castafiore), M. Prévost cherche aussi à battre en brèche une lecture un peu sotte de Vol 714 comme portant la trace de la persistance de l’antisémitisme culturel d’Hergé : il montre que si l’assomption du passé est bien un des enjeux de l’album (qui se clôt sur une amnésie redoublée par le brouillage médiatique), c’est plutôt dans la réconciliation par l’adoption du « point de vue extra‑terrestre » qu’il faut la lire.
Comme on le voir, le propos de ce recueil n’est donc pas seulement de projeter le personnage de fiction qu’est Tintin dans le contexte de l’évolution du journalisme de reportage des années 1900‑1940 : il s’agit aussi de saisir le travail de création d’Hergé comme contextualisé par la pratique même du journalisme, au point de s’y apparenter — au moins dans sa capacité à fonctionner comme chambre d’écho de l’actualité de son temps. Ce double mouvement de contextualisation, aux enjeux et aux effets variés, servi par des plumes et des interrogations différentes, ouvre de nombreuses pistes intéressantes et stimulantes ; cependant sa variété même, liée à la brièveté des articles, produit également un effet d’éclatement de l’objet. En témoigne le fait que quatre des six articles du recueil sont consacrés à des albums isolés : leur perspective synchronique laisse par définition de côté la dimension sérielle et diachronique de l’œuvre, et n’a donc pas les moyens de traiter de l’éventuelle évolution chronologique des formes de contextualisation qu’elle met en évidence.
On le voit, ces deux approches opposées ont donc les défauts de leurs qualités : la monographie totalisante de Jean‑Marie Apostolidès offre un panorama détaillé et minutieux de l’œuvre, tout en réduisant sa richesse à une grille herméneutique dont l’exclusivité massive a parfois des effets stérilisants, tandis que le recueil dirigé par Rainier Grutman et Maxime Prévost déploie un éventail de lectures plurielles qui ouvrent l’œuvre sur son époque et son contexte, au point parfois de manquer son unité problématique. Il n’est peut‑être pas surprenant que, dans ce chiasme, la lecture « intérieure » et monolithique de l’œuvre et sa lecture « extérieure » et éclatée finissent par se croiser. L’universalisation mythique de Tintin entée sur la « radicalité » de la fantasmatique hergéenne telle que la cultive J.‑M. Apostolidès, et la contextualisation historique et culturelle de l’œuvre saisie comme un carrefour d’influences ouvert sur son époque telle que la définissent les études d’Hergé reporter, se rejoignent en effet pour mettre en évidence la fonction médiatrice de la figure d’Hergé lui‑même. Hergé, ce « Moi médiatique6 » (J.‑M. Apostolidès, Dans la peau de Tintin, passim) qui permet d’articuler Georges Remi et Tintin, ce « medium […] qui permet la transposition du monde réel dans un monde fictionnel » (J. Rime, Hergé Reporter, p. 41), est probablement le véritable sujet de ces deux livres. Glissé entre le créateur et sa créature, il est le véritable maître d’œuvre du récit — mais il devrait l’être aussi du dessin, qui est le grand oublié de ces deux analyses.