Avant de constituer une discipline à part entière du champ des sciences humaines, l’esthétique se rattache surtout au cadre d’une expérience, individuelle ou partagée, liée à l’intensité de perceptions sensorielles et aux émotions liées à ces perceptions.
Regarder un paysage, un tableau, voir un film, écouter de la musique, s’immerger dans un univers de sensations visuelles et auditives, observer le visage d’un être aimé, admirer la silhouette d’un passant… Mais comment saisir plus précisément le sens spécifique de cette expérience au-delà de son sens commun (écouter, regarder, sentir, marcher…) ? C’est le pari que relève le philosophe Jean-Marie Schaeffer dans son nouvel essai L’Expérience esthétique, dont la lecture parfois ardue ouvre des horizons souvent ardents.
“Un fait psychologique total”
Spécialiste de l’esthétique philosophique et des objets liés au champ des arts (les genres littéraires, l’image photographique…), explorés dans des ouvrages exigeants (Petite écologie des études littéraires ; Art, création, fiction ; Adieu à l’esthétique ; Pourquoi la fiction ?…), l’auteur estime que “l’expérience esthétique fait partie des modalités de base de l’expérience commune du monde”. Il faut comprendre l’adjectif “commune” appliqué à cette expérience comme la manière d’exploiter “le répertoire commun de nos ressources attentionnelles, émotives, hédoniques”.
De par son universalité anthropologique, on peut affirmer que l’expérience esthétique constitue ainsi “un fait psychologique total”. Construisant sa réflexion à partir d’une étude poussée de nombreux travaux de psychologie cognitive, des théories de l’attention, de la psychologie des émotions, ou encore de la neuro-psychologie, Jean-Marie Schaeffer se livre à une phénoménologie de l’expérience esthétique, complexe et éclairante à la fois. L’une des lignes de force de sa démonstration insiste sur la volonté de dresser une ligne de partage entre l’esthétique et l’artistique, notions naturellement, et confusément, associés l’une à l’autre.
Séparer l’esthétique de l’artistique
Il est indispensable pour l’auteur de séparer l’esthétique de l’artistique, sachant que dans son usage le plus répandu, le terme esthétique est utilisé comme quasi-synonyme de l’adjectif artistique. Or, la relation esthétique est d’abord et avant tout un processus attentionnel, alors que le terme artistique se réfère à un “faire”, ainsi qu’au “résultat de ce faire, à savoir l’œuvre d’art”. La ligne de démarcation entre l’une et l’autre s’énonce ainsi : “lorsque nous sommes engagés dans un processus d’attention, nous adaptons nos représentations au monde alors que lorsque nous sommes engagés dans un faire nous essayons d’adapter le monde à nos représentations”.
D’où la nécessité, naturellement dégagée au fil de sa patiente démonstration, de s’arrêter “au seuil de la question de l’art, qui est éminemment plus complexe et difficile que celle de l’expérience esthétique”. Ce que l’auteur cherche à comprendre, “ce n’est pas l’expérience des œuvres d’art dans leur spécificité, mais l’expérience esthétique dans son caractère générique, c’est-à-dire indépendamment de son objet”.
La notion d’expérience esthétique est donc indépendante de celle d’œuvre d’art. C’est moins la question kantienne du jugement esthétique que l’expérience de la vie commune qui importe, moins l’étude d’un type d’objet que l’analyse d’un type d’expérience. “Si l’expérience esthétique est une expérience de la vie commune, alors les œuvres d’art, lorsqu’elles opèrent esthétiquement, s’inscrivent elles aussi dans cette vie commune”, observe Schaeffer.
“Une interaction cognitive et affective avec le monde”
Comprendre la singularité de cette expérience invite donc à cerner la pratique de l’attention elle-même, source principale du plaisir ou du déplaisir esthétique. Mais aussi à comprendre les règles du calcul hédonique. C’est ce cercle entre attention et calcul hédonique qui abrite le cœur de l’expérience esthétique.
Mobilisant des notions parfois opaques pour des lecteurs éloignés des sphères de la philosophie de l’esthétique – “utilité hédonique, surcharge attentionnelle, fluence, attention polyphonique, apprentissage perceptif…” –, Jean-Marie Schaeffer élargit le cadre déjà plein de la réflexion sur l’expérience esthétique, de Platon à John Dewey, d’Aristote à Gérard Genette, cité en épigraphe du livre, dont la lecture forme en elle-même une stimulante expérience.
A la mesure de la définition que l’auteur lui confère, cette expérience de lecture tend vers une certaine “interaction cognitive et affective avec le monde, avec autrui, et avec nous-mêmes”.
L’Expérience esthétique de Jean-Marie Schaeffer (Gallimard, 372 p, 20 €)