C’est que cette idée heurte deux croyances bien ancrées: celle qui veut que nous soyons un animal naturellement violent. Et celle qui prétend que le 20e siècle aurait été la période la plus meurtrière de l’histoire.
Or, si Steven Pinker a raison, il faudra inverser la perspective: certes, notre cerveau semble programmé pour utiliser l’agression afin de défendre le territoire —et les femelles— mais la civilisation nous aurait poussé sur une voie de plus en plus pacificatrice —avec une apparente accélération depuis trois siècles. Le livre, The Better Angels of our Nature, paru en octobre, a eu un retentissement considérable en anglais: l’auteur, psychologue à l’Université Harvard et d’origine montréalaise, a accordé des centaines d’entrevues, et il s’en dégage, du côté des médias, une fascination —une raison non négligeable étant que Pinker touche à tout, des génocides jusqu’à la violence aux animaux en passant par... nos bonnes manières à table!
Pinker soulève par exemple une statistique peu connue, en-dehors des historiens: les carnages de Gengis Khan au 13e siècle ou ceux de la chute de la dynastie Ming au 17e, ou l’éradication des peuples amérindiens, ont tué, en pourcentage de la population d’alors, bien plus que nos guerres mondiales du 20e.
Et ce n’est même pas là le fil conducteur qui nous conduit aux «bons anges» de son titre. C’est plutôt une démonstration voulant que le déclin de la violence se soit accompagné d’un déclin de notre tolérance à la violence.
- L’injection léthale d’un condamné à mort ou un crime d’honneur horrifient en Occident, mais ils sont peu de choses face aux atrocités du passé... qui ne provoquaient nulle opposition.
- Là où le trafic d’êtres humains existe encore, il est obligé de se faire clandestinement.
- Nous sommes indignés que le gouvernement canadien cautionne la torture, mais pendant des siècles, elle était pratiquée en plein jour: bras et jambes brisés à coup de masse, écorchés, brûlés, avec des instruments créés à seule fin de faire durer l’agonie... Et ce, aux quatre coins du monde dit civilisé.
Ou pensez à l’infanticide. L’image choisie pour la page couverture du livre est une accusation en soi: le prophète Abraham qui s’apprête à poignarder son fils afin de plaire à Dieu. Ce récit, loin de susciter l’indignation, a été cité en modèle de vertu pendant des siècles.
Pour que nous n’en soyons plus là, «nous avons certainement dû faire quelque chose de bon, écrit Pinker. Il serait intéressant de savoir ce que c’est». Et ce quelque chose, ce sont ses bons anges du titre: l’auto-discipline (n’est plus valorisé celui qui répond à une insulte par un coup de poing), les tabous sociaux, notre capacité à raisonner. Et l’empathie.
L’empathie est devenue un mot fourre-tout ces dernières décennies, mais nous sommes indéniablement plus empathiques que nos ancêtres. Un agent multiplicateur: le livre qui, grâce à l’imprimerie, a permis à un nombre croissant de gens de se mettre dans la peau d’un autre... fut-il fictif! Les médias de masse ont accéléré ce processus: faire sentir la souffrance d’un tiers est peut-être la meilleure recette pour faire décroître la violence.
Le jupon du psychologue
Toutefois, quand l’auteur en arrive à ce stade, c’est aussi son jupon de psychologue qui dépasse. Un historien se serait montré beaucoup plus sceptique face à toute suggestion que l’Histoire évolue en ligne droite. Écrivant par exemple dans la revue Foreign Affairs, l’Américain Timothy Snyder apporte ce bémol:
L’empathie n’est pas nécessairement universelle. Il est impossible d’imaginer la Réforme et la Contre-réforme —et par conséquent, les guerres religieuses des 16e et 17e siècles— sans l’avènement de l’imprimerie. (...) Le nationalisme qui, croit Pinker, a conduit à la mort de «dizaines de millions» de personnes, est lui aussi inconcevable sans livres, spécialement de mauvais livres d’histoire.
Il ne faut pas non plus sous-estimer les forces du marché, ajoute Snyder:
Nous sommes différents des Nazis et des Soviets, mais pas parce que nous avons davantage d’auto-discipline. Nous sommes différents largement parce que les progrès de l’après-guerre ont fourni à l’Occident des approvisionnements fiables en nourriture, dont notre consommation massive en dit long sur les limites de notre auto-discipline. Mais qu’arriverait-il si la nourriture devenait plus rare et plus coûteuse, comme cela semble être la tendance?
Néanmoins, il y a bel et bien de petits et grands faits historiques qui ressemblent à des progressions:
- politique : des États de plus en plus centralisateurs mettent fin aux guerres entre chaque châtelain local; et s’ajoutant à cela, la démocratie s’avère «une des technologies de réduction de violence les plus efficaces»;
- économique: arrive un moment où il devient plus avantageux de commercer avec son voisin;
- culturel: l’Age de la raison, à partir du 17e siècle, a peu à peu sanctionné l’esclavage, la torture et les meurtres superstitieux;
- individuel: des changements de comportements, comme la soumission à des règles d’étiquette décrétant qu’il est impoli... de brandir son couteau de chasse à table!
Ultime faiblesse de ce livre: bien que le psychologue souligne à grands traits qu’il n’a aucune intention de faire de la futurologie, tout va dans le sens contraire. Il glisse, comme si c’était de peu d’importance, qu’une guerre avec l’Iran ou des conflits exacerbés par les changements climatiques, ne sont pas des scénarios inévitables —or, si ce n’est pas «inévitable», ce n’est pas improbable pour autant.
Mais il faut lui donner le génie d’avoir choisi d’observer nos bons anges plutôt que nos démons: oui, notre espèce a été capable des pires horreurs; oui, il a suffi à travers les siècles de se convaincre que «l’étranger» est un sous-humain pour rationaliser l’élimination de millions... Seulement voilà, on s’en indigne, et on commence même à voir apparaître des mécanismes juridiques pour mettre les coupables au ban de la société. On a tout de même dû faire quelque chose de bien pour en arriver là.