La sagesse du quant-à-soi


Fragments pour un gai savoir IX

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Du libre-échange comme faire-valoir. A l’heure où l’on nous parle d’un grand accord commercial transatlantique, il est opportun de s’interroger un peu sur l’idée même de « libre-échange », telle qu’on nous la ressasse en permanence. A prendre le mot pour ce qu’il est, on serait tenté de déceler immédiatement l’arbre du signifiant masquant la vaste forêt du signifié. Il s’agit d’échanges que l’on rattache en un seul vocable à la liberté. Un échange libre, comme on en trouve notamment dans les clubs échangistes, si ce n’est qu’il s’agit moins de corps que de marchandises – encore que le capitalisme, on le sait, ignore ces fines distinctions… Trafics d’organes, d’enfants, de femmes, d’otages ; rien n’arrête la marchandisation à tout va, encore moins lorsqu’elle est dérégulée. Libre-échange donc, avec les Etats-Unis ; voilà ce qui est en cours de discussions à Bruxelles – en même temps que l’espionnage industriel de l’Oncle Sam bat son plein en Allemagne et partout ailleurs, évidemment. Sur un plan somme tout commercial, on ne saurait que douter d’un échange « libre » avec qui que ce soit, sinon entre deux quidams, moins à l’échelle des nations qu’à l’échelle de la rue... L’appellation est trompeuse, à maints égards. Rien n’est jamais donnant/donnant sur un plan strictement commercial entre deux nations, encore moins à l’échelle de deux continents. La valeur marchande d’un bien ne s’effectue jamais sans son corrélat culturel. Une marchandise porte avec elle une culture ; elle ne saurait en être dissociée. Les conditions de travail, les modes de production, leurs qualités, ses conditions d’exploitation, tout cela transpire d’un bien ou d’une marchandise. Le contenu même de ces échanges se doit de passer à la lorgnette des importateurs et c’est ce que Bruxelles s’attèle à faire, allez savoir comment ; dans quel état d’esprit. Comment imaginer que des élites européennes, on le sait, à ce point atlantistes, sauraient manifester une juste et équitable approche d’un accord de libre-échange avec tant d’a priori concédés à leurs partenaires ? Non seulement les chefs d’Etat européen sont pro-atlantistes sur la majeur partie des plans, mais nos propres élites financières et technocratiques proviennent de leurs propres écoles. D’où la question : existe-t-il seulement encore un souci d’une culture européenne à l’instant même où les chefs d’Etat se revendiquent, pour la plupart, des américains dans leurs conceptions économiques et politiques ? Dans ces conditions partiales, un accord de « libre-échange » est bien plus qu’un simple échange de marchandises ; l’occasion pour l’un de mettre un pied chez l’autre – avec ce sens du compromis dans les traités qui permet, à l’usure, de mettre pas à pas, pièces après pièces, tout le reste de l’échiquier… Encore faudrait-il savoir distinctement où se trouve la ligne de démarcation d’une conception européenne de la culture, des droits et de l’économie, d’une définition radicalement américaine ? En quoi l’Europe des marchés est-elle prête à faire face au tout-libéral américain ? Cet accord de libre-échange n’est-il pas l’aboutissement d’un lent processus qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, achève de faire de l’Europe, moins un partenaire intégral des Etats-Unis, qu’un prolongement de celui-ci en tous domaines, y compris sur le plan juridique ? Il est un peu ironique d’avoir à pousser des cris d’orfraie lorsque la Russie de Poutine tente d’harmoniser ses intérêts économiques avec l’Ukraine en assimilant purement et simplement la Crimée à son territoire, que de constater, d’ici quelques décennies peut-être, que le géant américain n’aura sans doute pas autre chose à nous proposer qu’une annexion en bonne et due forme… offensive militaire en moins. Lorsqu’un même modèle économique et politique fait la loi sur deux continents distincts – dont l’histoire n’est pourtant pas la même – à quoi bon constituer encore deux entités distinctes ? Le libre-échange versus anglo-saxon cache sous sa pseudo-liberté, des intérêts bien comptés. On oserait parler de colonisation rampante dans tout échange commercial exempt de protectionnisme juridique. C’est probablement ce qu’il manque à cette Europe contemporaine – dont on se demande d’ailleurs, à ce titre, si elle est si fière de son identité avec autant d’atlantistes à sa tête ? Une Europe fière d’elle-même, de ses singularités juridiques, de ses exceptions culturelles, saurait par le menu tenir tête aux américains sur les points clés de cet accord – en est-elle seulement capable ? Se connaît-elle suffisamment pour y parvenir ? Souhaite-elle encore conserver, à l’égard des américains, la moindre spécificité continentale ? Pour ce qui est des peuples, la réponse est toute trouvée ; le score des populismes en Europe, parle de lui-même. Il n’est pas seulement le symptôme d’une fermeture, mais d’une peur loin d’être irrationnelle de perdre son identité culturelle – nous observons bien suffisamment depuis de nombreuses années la libéralisation de tous les secteurs économiques et publiques en Europe pour en avoir saisi, et la finalité, et le danger : le triomphe des multinationales américaines sur tout tissus économique local. La concurrence libre et non faussée – inscrite en lettres d’or dans les traités européens – consacre le modèle américain comme finalité économique et politique, sociale et culturelle. Quel beau projet avons-nous là ! Tout sauf européen… Etre l’ami ou l’allié d’une nation, c’est comme en amitié, ça n’est pas devenir l’autre. Faut-il à ce point détester son histoire pour en arriver là ? Et il ne s’agit pas, je vous en prie, d’antiaméricanisme primaire ! Le modèle américain n’est pas en cause ; bien plutôt la servilité des élites européennes et leur manque cruel d’ambition comme… de culture.

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Dans l’impasse des miracles. En lisant Mahfouz, je suis particulièrement frappé par le sentiment de clarté et d’évidence qu’il sait donner à la psychologie de ses personnages, dans le méli-mélo de ses intrigues. Si Sartre a raison d’affirmer que l’homme est avant tout ce qu’il fait, alors, en effet, la lecture orientale de la psychologie gagne en évidence, là où l’interprétation occidentale, crée du mystère et de l’opacité. Le freudisme rejoint la métaphysique allemande et se pare des mythologies et des abstractions propres à cet héritage. De l’autre bord de la méditerranée, et qui puis est en romancier, Mahfouz est pour ainsi dire étranger à ces méthodes de pensée. Aucune doctrine, aucune idéologie préconçue ne vient faire office de filtre entre ce qu’il interprète et perçoit du monde. Il rattache simplement, avec toute la clarté et l’aisance de son style, la vie de ses personnages à leur psychologie. Comment pourrions-nous, de fait, agir sans avoir pensé préalablement à agir ainsi ? Et même lorsqu’il est question de déterminations aveugles, culturelles, dont l’influence n’est pas clairement explicitée dans la conscience de celui qui agit, Mahfouz ne recourt, pour son compte, à aucun sortilège, aucun mythe, aucune projection. On serait même bien plutôt tenté de croire à une négation profonde de tout inconscient spiritualiste, chez lui, tant la psychologie suit et épouse la moindre inclination de ses personnages. Ils s’adonnent volontiers au rêve, à la projection d’une vie qu’ils savent ne pas avoir et ne pouvoir accomplir, mais pour le reste, rien de ce qu’ils pensent n’est étranger à leurs agissements, à leurs comportements. Pour le coup, Mahfouz déploie plus volontiers une éthologie spinoziste, dans son rapport à la psychologie. Une psychologie claire, limpide, qui dévoile ou démasque immédiatement les masques que la mythologie psychanalytique tente bien souvent de recouvrir par d’autres. Il n’y a pas à chercher plus loin ; les êtres ne sont pas mystérieux : observez-les, regardez-les attentivement, tentez de remonter des effets aux causes, et vous aurez déjà, à ce moment-là, une idée de leur psychologie. Les êtres sont ce qu’ils font. On peut inverser cette vérité sartrienne pour obtenir une même vérité de fait : les êtres ne peuvent être ce qu’ils ne font pas. Etre et faire, pour un homme, comme pour un animal, voilà qui est tout un. On entend bien souvent des gens soupirer devant leur animal de compagnie, et exprimer ce qu’ils s’imaginent tenir du miracle de toute âme : ah, si je pouvais seulement voir les rêves de mon chat, de mon chien. Avec cette expression bienheureuse qui laisse entendre qu’il en irait ici d’un trésor inestimable. Las ! Vous imaginez bien que, toute rationalité bue, notre cher compère domestique ne saurait rêver autre chose que ce qui fait la trame de ses aventures quotidiennes… Une manière d’appuyer ici le fait qu’il n’est pas de mystères dans la psychologie de l’homme, comme de l’animal. Si on excepte la liberté permise par le rêve ou la songerie, seuls espaces de liberté propres à conjurer en soi les limitations de nos existences nécessaires, tout dans la psychologie d’un homme renvoie à son existence réelle, pragmatique – y compris ses aspirations et ses rêves. La psychanalyse traditionnelle n’a pas cette assise, cet ancrage ; elle fabrique du mythe, elle crée des interprétations, elle invente du sens par-delà le sens ; elle ajoute des déterminations projectives aux déterminations réelles. En un sens, la psychanalyse rêve là où la psychologie, plus modestement, se contente de décrire, d’analyser des faits et des gestes, pour en déduire les mobiles conscients ou inconscients qui les sous-tendent. Donner forme à l’invisible en soi en partant de l’analyse scrupuleuse de nos faits et gestes, n’est-ce pas ce que font les physiciens eux-mêmes lorsqu’ils tentent de matérialiser ou de détecter des forces invisibles qui produisent malgré tout des effets constatables dans notre environnement immédiat ? L’œil du romancier, ici, est celui d’un moraliste très affûté et non d’un idéaliste. Il n’a pas besoin de théoriser des phénomènes ; il les donne à mesurer par les actes et par les idées qui sous-tendent, dans un esprit humain, l’accomplissement de ses choix. Nous avons-là la représentation naïve et pure d’une psychologie sans prétentions aucune. L’inconscient se trouvant tout aussi « factuel » que les actes que telle subjectivité accomplit dans sa journée. Il est tout à fait possible de dresser le portrait psychologique d’un homme uniquement en s’attachant à sa conduite quotidienne, à ses déclarations, de même qu’à ses contradictions. Ce qu’il y a de merveilleux chez Mahfouz, c’est que ce parti pris de clarté et de simplicité dans la description des destins qui composent la vie d’une impasse du Caire, ne fait pas pour autant l’impasse sur les difficultés ou les contradictions rencontrées par ses personnages, tout du long de leurs aventures. Nous ne sommes pas pour autant dans le simplisme, la caricature ; certaines trajectoires déconcertent mais trouvent toujours de quoi fonder une explication rationnelle. Chaque personnage possède une identité clairement définie, par sa position sociale, sa profession, son âge, sa place au sein de la coutume et de la religion. Une identité qui ne déroge pas tout du long de son histoire et qui assure à chacun de ses personnages un sentiment de reconnaissance immédiat. Lorsque l’on retrouve à différents chapitres, des personnages déjà rencontrés antérieurement, on ne se sent jamais dérouté par leurs réapparitions ; nous pourrions même nous écrier, comme le passant de toute rue en ce monde à l’approche d’une connaissance : « c’est bien lui ». Permanence de l’identité qui assure toute la logique d’une interprétation causale dans la psychologie de ses faits et gestes. Il y a une sincère analyse du désir dans le roman de Mahfouz et de ses interactions, de ses contradictions d’avec le poids de l’éducation et de la coutume ; a fortiori dans le Caire du milieu du siècle dernier, en proie à une libéralisation fulgurante des mœurs comme de ses structures. Ce conflit permanent et oppressant entre les individus et leur coutume, qui prend chez Mahfouz une dimension dramatique semblable à celle qui pèse de tout son étau dans toute société policée, ne se pare jamais de complications abstraites, de psychologisme. Tout y est au contraire bien trop limpide et clair pour ne pas en être perçu et compris – ce qui a pour effet de jeter en pleine lumière l’inconscient d’une époque, d’une nation, aux prises avec ses contradictions. Chacun semble faire son propre malheur en acceptant de plier le joug de ses désirs les plus intimes, les plus profonds, par souci de la religion ou tout simplement, du qu’en-dira-t-on, cette police des mœurs. Le fait est que l’illustration qu’en donne Mahfouz ne permet pas l’ombre sur les mobiles des agissements et que cette clarté dans la psychologie, permet au moraliste qui reste en retrait du récit – sinon même qui en est absent – de ne pas manquer de révéler ce qui fait le fond de cette noire comédie humaine, dont aucun protagoniste, du reste, ne réchappe : la fatalité du désir et sa répression permanente. A ce jeu du destin, aucun protagoniste ne brille par sa sainteté et bien moins encore ceux qui seraient mieux placés que d’autres pour se réclamer du message divin… Ils apparaissent plus vicieux encore, vis-à-vis de ceux assumant leur existence de réprouvés et de damnés. Ceux-là n’ont pas joué le jeu de la perversion cachée ; ils assument leurs désirs, envers et contre tous, et forgent leur propre malheur par le choix de se heurter à leur société entière, dans l’accomplissement de leur bonheur – alors que d’autres, sous couvert de sainteté, ne font que masquer (très mal) leurs propres penchants contraires aux préjugés de leur religion. Société du vice ou société vicieuse, chacun se démène ou se débat entre sa conscience et ses actes, ses aspirations, ses rêves et ses possibilités d’action, de réalisation. La tentation du bonheur et sa tragique issue par l’écrasement d’une civilisation qui leur est contraire. N’est-ce pas là le drame permanent, à travers le temps, rencontré par l’homme entre son cœur et ce que la raison commune lui impose en déchirement ? Le drame à ceux qui résistent à un adversaire bien trop puissant pour eux, la rancœur et l’acrimonie de ceux qui se résignent à abandonner leurs aspirations les plus profondes. Dans un cas comme dans l’autre, le tableau que nous dresse Mahfouz est celui d’une humanité malheureuse, écrasée par ses préjugés, ses coutumes, ses croyances, et se mortifiant ou se damnant pour les détruire ou les accomplir – sinon, les réprimer. Aucune issue ne débouche sur le bonheur attendu. Le pessimisme ou le tragique propre à Mahfouz ne consent à ne lui faire sauver l’amour que par son élan, fût-il désespéré – ou sinon, par le départ, que pourtant, aucun n’ose prendre, à l’exception d’Hamida, mais pour se retrouver dévorée jusqu’à l’âme par l’attrait d’un vice sans conscience. Les Fils de la Médina, cet autre grand roman de Mahfouz, aboutit lui aussi sur une impasse : l’impossible révolution, et se contente également de l’opportunité de son élan sans cesse réitéré. Nous pourrions dire en conclusion de cette comédie orientale du monde, éclairée par une psychologie de l’évidence, qu’au plus profond de la Psyché, chez Mahfouz, se cache à peine, la pleine logique de l’irrépressible désir. N’en déplaise à Schopenhauer, grand amateur de philosophie indoue ou orientale, la comédie des hommes prouve en permanence et à loisir, que la négation du vouloir-vivre n’existe que dans l’imaginaire de quelques clercs bien malhonnêtes, pour ne pas dire franchement vicieux…

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Privatisation, étatisation ? Lorsqu’une réflexion, quelle qu’elle soit, oscille en permanence entre deux éventualités seules, c’est bien souvent que nous sommes aux prises avec un manichéisme de bon ou de mauvais aloi. D’où l’intérêt d’inspecter un peu ce que masquent ces deux modes de gestion comme de production qui divisent grossièrement les opinions. Les points forts d’une étatisation reposent sur une centralisation profitable de l’impôt et des taxations qui permettent efficacement et de vaste ampleur, la péréquation économique et sociale. Son point faible : sa politisation, son centralisme autoritaire, qui, unilatéralement, n’envisage le bien public que pour ou contre lui, en fonction de la teneur gauchisante ou droitière de ses représentants. On oserait rêver ici à un bien public ou commun, dépouillé de toute idéologie, et uniquement rivé sur ses objectifs pratiques et fonctionnels. Que demander d’autres aux postes ou aux chemins de fer que de remplir leurs missions le plus efficacement possible ? Les politiques parviennent, jusque dans l’usage de la police, à faire des forces de l’ordre un outil autre que d’assurer simplement la protection à tout individu quel qu’il soit. Au lieu de cela, la police se politise en fonction de la couleur de ceux qui la dirigent ; lors même que la mission protectrice de toute force de l’ordre, si justement nommée, ne devrait pas souffrir la controverse dans sa mission pacifique et s’étendre, tout naturellement, à tout citoyen quel qu’il soit, au mépris de son aspect et de sa classe sociale. A se demander si la politique, sous sa forme partisane, n’est pas tout simplement aberrante par principe… Les grands hommes politiques n’ont-ils pas été les plus à mêmes d’embrasser des solutions indifféremment portées d’un bord ou d’un autre de l’échiquier politique ? De plus en plus de candidats, pour le moins en France, assurent leurs visibilités politiques et leurs projets en solitaires, en marge des partis constitués qui souffrent tous, plus ou moins, une perte notable de crédits. N’y aurait-il pas là matière à repenser l’étatisation autrement que sous sa forme partisane et plus modestement, sous sa forme gestionnaire et technocratique ? Que reproche-t-on véritablement à la technocratie, aujourd’hui ? S’agit-il de sa gestion étroitement matérialiste ou de sa soumission à une idéologie qui refuse de s’admettre telle ? Une technocratie réaliste et efficace n’est-elle qu’une vue de l’esprit ? Pour l’heure, celle de Bruxelles obéit moins à un réalisme politique qu’à une idéologie spécifique qui dénature sa fonction pour en faire une officine à la solde des marchés financiers et donc, des multinationales. En ce sens, cette politique technocratique se préoccupe surtout d’assurer le plus de richesses possible à ceux qui ont plus que tout et à n’offrir qu’austérité et pénibilité à ceux qui n’ont plus rien. Une politique antisociale ou asociale qui n’ose pas même se demander si la politique existe encore lorsqu’elle se refuse à tout socialisme ? L’étatisation a donc ce lourd désavantage que de politiser bassement les services publics, jusqu’à les rendre inefficients. De son côté, la privatisation permet de se séparer de l’oppressante et kafkaïenne gestion politique (à défaut d’une pure et simple impulsion) au profit d’une gestion plus efficace car centrée, précisément, sur sa clientèle, ses besoins.. Une entreprise privée n’a, en effet, pas d’autres souci principaux que d’attirer à elle un maximum de clients fidèles et contents de ses services – sans quoi, la concurrence saura mieux rafler la mise et toute entreprise joue à la fois son avenir et sa réputation, au jeu de la qualité de ses services rendus aux besoins d’une population. Son point faible, en revanche : son isolement, par rapport aux capacités gigantesques et tentaculaires d’un Etat, lui permettant de centraliser des fonds colossaux, destinés à aménager des services et des aides à toute une population. Difficile, voire impossible, pour une entreprise privée, de parvenir au déploiement d’un tel réseau, sinon par associations ou coopérations. Autre problème majeur et au premier plan de nos jours : la capitalisation sans bornes des grandes entreprises privées. Là où l’Etat n’engrange que pour redistribuer – si on excepte les salaires des hauts fonctionnaires – l’entreprise privée connaît elle aussi, et dans des écarts bien plus marqués, la folie des dividendes et des capitaux privés. Au point, d’ailleurs, dans bien des cas, jusqu’à laisser péricliter l’entreprise elle-même, en refusant non seulement l’augmentation des salaires des ouvriers, mais en refusant d’investir dans son entretien et son perfectionnement ! L’appât du gain ayant tôt fait de faire d’une entreprise privée, libéralisée, un pur prétexte à capitalisation individuelle et à boursicotage. Dévoiement donc de l’étatisation par intérêts politiques partisans ; dévoiement de la privatisation par capitalisation outrancière et sans freins. Ces deux analyses conjointes permettent à mon avis d’envisager d’autres alternatives au manichéisme ambiant : une étatisation technocratique au service du bien commun uniquement, sans dévoiement politique ; une privatisation par coopératives, associatives, organisées sur le mode autogestionnaire ou, en tous les cas, avec plafonds des dividendes comme de la capitalisation privée et échelle mesurée et rationnelle des salaires. Pour que la privatisation puisse remplir honnêtement son rôle d’entreprise dépolitisée, au service exclusif de sa population, il faut rendre ses vices impossibles et la fonder sur un mode de gestion non libéralisé, équitable. On le voit bien ici, le problème ne repose plus sur un débat stérile entre les tenants de l’étatisation des services publics ou leur privatisation, mais sur la nature même de leur organisation respective. En spinoziste, nous pourrions dire – et Sartre reconnaît dans ses Situations philosophiques que le spinozisme est susceptible d’être plus matérialiste encore que l’idéalisme contenu dans le marxisme – qu’il s’agit moins de penser par le biais d’étiquettes droite/gauche, que sur des critères d’utilité que Spinoza nommerait : adéquat ou inadéquat. C’est en vertu de sa finalité que l’on parvient à dégager l’absurdité ou la rationalité d’un service ou d’une loi. Le pragmatisme seul, serait-il capable, dans ce que l’on nomme aujourd’hui la mort des idéologies, de remplacer à la fois les schémas marxistes que les schémas libéraux ? Se pourrait-il exister une politique utilitariste qui, sans être ni droite, ni gauche – et pas davantage centriste - serait les deux à la fois, en fonction de la finalité pratique et utilitaire de son objet ? La Suisse, par le biais de son système politique unique en son genre, est plus à même que d’autres à réaliser ce genre de moutures inclassables. Qu’elle puisse faire office de modèle dans le monde entier, sur différents plans de son organisation politique et sociale, rejoint pour moi ce sentiment : le tout politique ignore les vrais enjeux ; l’idéalisme existe autant à droite qu’à gauche et il porte avec lui la même stérilité. Sachons donc dissoudre dans la pratique les idées pures que couvent toujours les principes et les préjugés propres à toute conviction. Le réel n’est pas sale, il est mixte, intriqué.

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La sagesse du quant-à-soi. Dans un climat comme le nôtre où nombre d’individus n’agissent et n’interagissent entre eux qu’avec leurs pulsions bien plutôt qu’avec leur raison, on serait tenté de voir en ce que l’on nomme le « quant à soi », une bien rare et enviée vertu. Qui a jamais prétendu que la vertu était compliquée ? Qu’elle soit difficile n’en signifie pas qu’elle en soit complexe ; bien souvent, ce qui est le plus ardu relève du plus simple. L’homme éprouve, communément, les plus grandes difficultés pour ne s’assurer que ce qui va de soi. Ce qui, a priori, relève de l’évidence, voilà qui, bien souvent, nous procure de considérables fils à retordre. De quoi gloser, là encore, sur les prétendues prouesses de l’homme moderne pour soi-disant s’extraire de sa condition. En exemple, justement : le quant à soi. Que nous dit le bon vieux Robert de cette dénomination ? Voyons : « Réserve un peu fière d’une personne qui garde pour soi ses sentiments, tient à son indépendance et à son droit d’être elle-même. » Suit à cette définition, une citation de Musset, fort à propos : « La société décente, où chacun sait tenir son quant-à-soi. » Le Robert ajoute encore : « Loc. Rester sur son quant-à-soi : garder ses distances. » Fierté dans le fait d’être soi-même, simplement, sans autres prétentions ; savoir garder ses sentiments pour soi, ne pas en souiller autrui, ce qui participe du premier respect que l’on doit à son prochain; enfin, la distance nécessaire à la politesse en toute société digne de ce nom. Par conséquent, l’absence de ces vertus dans les relations sociales ne sauraient définir qu’une société malveillante ou pathogène qui interdirait, de fait, à tout citoyen de l’être pleinement, puisque son identité serait systématiquement menacée par une interdiction tacite à être lui-même, à part entière. Loin de définir ici une éthique de l’égoïsme, le quant-à-soi est le pilier sur lequel ne repose rien moins que le savoir-vivre en société ; j’allais même écrire : le savoir-être ou le pouvoir-être… La pierre angulaire du respect et de la politesse : la bonne distance. Le mépris du quant-à-soi d’autrui trahit presque immédiatement l’individualité blessée et irrespectueuse, le ou la délinquant(e) relationnelle qu’il s’agit, par mesure d’hygiène bien compréhensible, d’éviter au possible. Enjoignons donc tout un chacun à pratiquer cette simple vertu qui, me semble-t-il, est toute appropriée à nous permettre le détachement nécessaire à l’épanouissement en milieu social et donc, au bonheur que l’on puisse décemment espérer en son sein. A défaut d’amour du prochain, bien utopique, la tolérance vaut mieux que son contraire… Le quant-à-soi y fait office de bien-être.

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Du pouvoir et de l’autorité. Lorsque Victor Hugo déclarait ne pas vouloir le pouvoir (en politique) mais uniquement l’influence, il énonçait déjà ce que l’on pourrait séparer et distinguer de l’un à l’autre, entre le pouvoir et l’autorité. Les vices du pouvoir sont bien connus : la licence, la gratuité, l’impunité, l’autoritarisme, etc. Lorsqu’un fondé de pouvoir s’imagine avoir tous les droits du simple fait qu’il en bénéficie de plus qu’un autre, soit par son statut ou via sa classe sociale, voilà qui ne saurait dégénérer autrement qu’en dictature de principe. Ce pouvoir-là, qui s’arroge précisément des pouvoirs indus, qui outrepassent généralement sa fonction, ne saurait être que la vision vulgaire et dégradée de l’autorité. Hélas, il est le mode le plus usité en matière d’autorité car d’origine très primaire, instinctif, même, pourrait-on dire. Cette vision dure et médiocre du pouvoir, monolithique, ne saurait à elle seule définir l’autorité. Le pouvoir légitime qu’exercent les parents sur leurs enfants, du moins jusqu’à leur maturité effective, de même que le pouvoir décisionnel que se doivent de prendre tous les individus placés à des postes à responsabilités, ne saurait se résumer au seul pouvoir d’opprimer, d’humilier, de surveiller ou de contrôler. L’autorité, si on reprend la phrase de Victor Hugo, pour son compte, ce n’est pas le pouvoir, mais l’influence. Qu’est-ce à dire ? Il souhaite peser sur les décisions, sur les consciences, mais se refuse à vouloir les diriger. Agissant de la sorte, il s’interdit tout endoctrinement ou mise à l’esclavage de ses sujets, pour n’interagir qu’avec leur intelligence ; il suscite avant tout leur réflexion, et s’il souhaite leur adhésion à ses propositions, il s’agit de pouvoir le faire par la raison et la rationalité a priori de ce qu’il a à proposer. Nous avons ici l’illustration parfaite d’un pouvoir qui se propose davantage d’orienter, sinon d’éduquer, de faire comprendre et non d’édicter ou de marteler, d’intimer ou d’écraser. Qu’est-ce qui procure exactement le pouvoir abusif d’un gradé sur son sous-fifre ? Le pouvoir hérité de sa fonction, de son statut ; rien d’autre. Ce qu’il pratique abusivement, n’importe quelle soldatesque serait capable de le faire à sa place. Le gradé a le pouvoir, sous sa forme la plus sommaire et basse – licencieuse, vétilleuse, unilatérale, dogmatique, purement formelle -, mais aucune autorité réelle ; ce qui ne saurait entraîner de la part de ses sujets à son égard, bien davantage le mépris et la raillerie que le respect dû à toute autorité digne de ce nom. Le pouvoir est sauvage et barbare dans ce qu’il se propose sans le secours ou le recours à l’expérience, à la connaissance ; un pouvoir sans cérébralité, sans conscience, n’est qu’une pure viscéralité violente et répressive, rien d’autre qu’une animalité en acte. L’autorité, la vraie, est toute autre : elle s’acquiert par la connaissance, au sens large. Qu’est-ce qui assure ou est censé assurer du respect de la jeunesse pour le grand-âge sinon le fait que la vieillesse en sait nécessairement plus sur la vie, par expérience, qu’un adolescent ? Qu’est-ce qui assure le respect de l’élève à l’égard de son professeur sinon le fait que l’enseignant est censé en savoir davantage sur le contenu de ce qu’il a à lui apprendre qu’il n’en est capable lui-même ? Qu’est-ce qui assure l’autorité du chef de chantier sur ses ouvriers sinon le simple fait qu’il détient les connaissances nécessaires à la bonne tenue de ce qu’ils auront à édifier ensembles ? On le voit bien, à mille lieues d’une autorité de droit divin, sans la moindre justification – en un mot arbitraire -, l’autorité se sépare du pouvoir, dès l’instant où celle-ci recours à la connaissance, au savoir-faire, au savoir-vivre, comme pilier de sa légitimité. Les enfants le savent d’ailleurs instinctivement car, lorsque la parole des parents ne leur paraît nullement fondée dans les faits, c’est-à-dire sans légitimité pratique véritable, les voilà raillant ou désobéissant à la volonté parentale ou renâclant fortement contre une décision leur paraissant plus partiale que justifiée. L’enfant cherche bien souvent, à l’âge où il n’a pas encore appris à obéir sans raisons à plus fort que lui, à comprendre la raison véritable d’un commandement lui interdisant ou l’obligeant à ceci ou à cela. En l’absence de raisons valables, compréhensibles, justifiées, ce dernier aura toujours du mal à s’y plier de bon gré. On apprend bien plus souvent à obéir passivement, même à des absurdités, bien plutôt qu’à choisir une voie en connaissances de causes. Ce qui démontre, ici aussi, que, naïvement, l’enfant sait percevoir la différence entre un pouvoir unilatéral et arbitraire, de pur principe, à une autorité parentale héritée de l’expérience, ou de celle d’un éducateur, héritée de ses connaissances préalablement acquises. Le pouvoir est méprisant et craint là où l’autorité est susceptible d’être admirée, voire enviée, et c’est de là que naît cette magnifique et profonde admiration que nous pouvons ressentir pour un père, une mère, un professeur, un ami, un philosophe, un écrivain, un poète, un artiste, lorsqu’il a su, par son autorité, son talent, plus que par son pouvoir, nous mener à « bon port ». L’autorité s’apprend, s’acquiert, et, par ce fait, n’est pas simulable. Elle est le fruit d’une intelligence et non réductible aux viscères et aux abus qui les caractérisent, quand ce n’est pas le pur et simple plaisir pervers d’exercer la prédation et la méchanceté. Ayons donc le souci de l’autorité que nécessite toute forme d’apprentissage, y compris d’ailleurs à l’esprit critique, et sachons nous préserver, au possible, des simulateurs d’autorité, via les purs caprices du ventre, qui détournent de l’intelligence au profit des bas-instincts et font, de fait, haïr l’autorité – alors que, répétons-le, c’est parce que l’autorité existe, que l’éducation existe et que la conduite exemplaire (éthique) existe.

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Sisyphe en Icarie ou de la rationalité des songes. Quelle erreur que d’avoir pris le songe ou le rêve pour une négation de la raison. Je veux bien concéder à l’imagination, les torts de ses exagérations ; au jugement, les manquements à la vraisemblance ; mais on ne m’ôtera pas de l’idée (sans majuscule), que les songes et les rêves appartiennent à la part sage et douce de l’imaginaire. Avant l’acte de raison, la Psyché voyage, s’élance, embrasse des dispositions légères. C’est par légèreté que l’être songe et rêve – s’égare quelque peu tout du long de ses projections abstraites. C’est à partir de ses vagues aspirations que l’être converge vers une réalisation tangible ; il interroge son désir par le contenu même de ses images intérieures. Ni le songe, ni le rêve, et pas même le fantasme, ne drainent avec eux l’aiguillon du délire. L’erreur, la douloureuse erreur, ne provient que de la confusion entre l’image et ce qu’elle permet. Le dynamisme de la rêverie est porteur du sens. Il anticipe sur ses bienfaits. Le songe cherche, quant à lui, une détermination quelconque, fût-elle évasive; le fantasme, s’évade lui aussi d’une réalité par trop immédiate ou sommaire. Tout est affaire de raccordements. Mal raccordée, l’activité onirique ou projective aliène et déroute, sépare l’élan de ce qu’il peut raisonnablement espérer. Il faut bien se garder de confondre visions et idéal. L’idéal, sous sa forme cristallisée, durcit son songe et prépare la chute avec autant d’intensité qu’il n’en a mis à tenir sa finalité pour certaine. Aucun songe n’est ni vain, ni déplacé ; aucune rêverie, aucun fantasme n’est en soi tromperie. Aucun idéal construit, n’est en soi une impasse illusoire. La légèreté appartient à ceux dont l’idéal ou la rêverie n’oppose pas radicalement l’utopie au réel. C’est dans l’anfractuosité du sol que toute fleur – même improbable – doit parvenir à s’élever quelque peu. Nourrit du possible, le songe sublime le trop de réalité pour, sans l’anéantir, le conforter dans sa beauté. Peut-être faut-il avoir tourné et retourné la vérité en tout sens pour parvenir à renouer sans préjudices avec le rêve, avec en prime tout ce qu’un pilote doit savoir avant de prendre le chemin des cieux – au décollage comme à l’atterrissage – car nous revenons toujours de la moindre élévation, gravité oblige… Opposer la raison aux rêves ou la vérité aux songes fut peut-être un malentendu funeste dans la problématique de l’erreur. Spinoza n’en était pas dupe qui voyait moins en nos imaginations le siège d’un mal que les erreurs du jugement. C’est le jugement qui faillit, dès lors qu’il s’abuse en prenant le faux pour le vrai, l’impensable pour le possible. Avant toute intervention du jugement, même la plus aberrante des représentations reste une simple image concédée aux caprices de la faculté imaginative. En soi, elle ne pose aucun problème. Ce n’est que lorsque le jugement se méprend sur la fausseté ou non d’une de ses représentations, que le mal survient, sous la forme de la désillusion ou de l’aliénation. Informé de ses limites, l’homme peut sans autre prendre le chemin d’Icare sans risquer ni le soleil, ni la mer. Tout en lui aspire à l’oiseau – cela a toujours été. Aucune cathédrale, aucun temple ne se serait jamais dressé sans cette tentation vers le ciel – au-delà de ses apparentes assignations de mortel et de créature imparfaite et faiblarde. L’esprit défie la chair depuis nos origines – c’est de leur antagonisme qu’il faut se préserver et non de leurs complémentarités dans leurs aspirations respectives. Icare et Sisyphe sont un seul et même homme dont l’un s’est pris à mépriser l’autre et réciproquement. Une fois son rocher sur la montagne, il faut imaginer Sisyphe en parapente, prenant les airs, avant d’arpenter à nouveau la cime. Il manque à l’homme lucide et conscient le contrepoids de son savoir. Le XIXème fut le siècle d’Icare, en son absolu ; le XXème, la brûlure et le naufrage de l’apprenti Prométhée – le retour à Sisyphe au comble de son amertume. Le XXIème pourrait être le tandem enfin concerté de ces deux aspirants contradictoires de l’idéal et du réel. Un mythe ne devrait pas en chasser un autre. Il manque, jusqu’aux dieux de l’Olympe, des embrassades diplomatiques.

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Qu’il faut arraisonner la culture par la raison et non l’inverse. Il n’est pas de plus grand bonheur que celui qui permet – via la culture – à tout un chacun de converser avec les plus grands esprits que l’humanité ait porté – tous genres confondus, à l’exception des sciences, dont seules les vulgarisations nous sont accessibles, faute de temps, dans une vie, pour embrasser des années d’études en chaque discipline… Peu importe : le dialogue seul et le cheminement de la connaissance, en soi, suffit à nous faire toucher les fruits les plus nourrissants de l’entendement humain. Même l’amour ne parvient pas à hisser l’homme à un tel niveau de contentement – ou peut-être faut-il, comme avec Spinoza, réunir en soi l’amour et la connaissance en une seule et même aspiration à la béatitude. Un livre suffit à notre besoin de conversation ; ou, du moins, il comble de beaucoup la solitude de l’être. On rajeunit par la connaissance qui entretient les passions bien plutôt qu’elle ne les éteint. La vie quotidienne se teinte comme un intermède bienheureux entre nos conversations intellectuelles ; elle en est même la plus parfaite illustration. Je ne connais d’ailleurs rien de plus beau que le terme « d’entretien » pour qualifier le dialogue de soi à soi, ou de soi aux autres. Des rencontres qui font aimer, admirer, qui remplissent le cœur au sein d’une existence si brève et morne. Les savoirs font voyager, sans bouger ; et bien plus loin encore que ceux qui confondent la seule géographie d’avec la quête spirituelle. Rejoindre le calme studieux de sa bibliothèque, le confort simple de son divan, le petit périmètre de son lieu d’étude et d’évasion – voilà qui concentre un bonheur sans égale. Une joie de l’alvéole, comme l’abeille butineuse. La guerre s’arrête aux portes de la librairie du quartier, et le recentrement sur soi-même commence, comme naguère dans les enceintes d’église. De la guerre perpétuelle des hommes – leur vie quotidienne -, la connaissance nous focalise sur la paix perpétuelle – en soi-même d’abord, puis, inévitablement, de passeurs en passeurs, la joie se communique à des tiers ; à d’autres passeurs de culture, que le hasard des rues finit tôt ou tard par nous faire rencontrer, dans les étroites périphéries de l’indépendance. Les aventuriers, même sédentaires, occupent un espace libre qui, pour assurer son équilibre, a plus que besoin d’un microcosme distant. Fuir le vacarme des insensés pour le « luxe, calme et volupté » du savant, du poète, du philosophe. Le dialogue, n’est-ce pas par cette position d’altérité qu’ont été écrit nombre de textes de philosophie antique ? C’est la forme souveraine des écrits de Platon. C’est par le dialogue que Socrate a imaginé l’essentiel de sa méthode philosophique – au point d’en négliger tout écrit. Si on dénombre les volumes que comptent les œuvres complètes de Descartes, on se rend vite compte du fossé qui sépare cette pratique de la philosophie du socratisme antique… Il n’y a guère que les grands matérialistes, Démocrite et Epicure notamment, qui aient pu jumeler à la fois le plaisir d’exister d’une considérable somme bibliographique ! Ces deux auteurs furent connus pour plusieurs centaines d’ouvrages à leurs actifs… A croire que rien n’est plus inspirant que la vie retirée alliée au matérialisme sédentaire. Les bienfaits de la technique nous permettent même d’ajouter au plaisir du chant des fauvettes, celui de Mozart ou Haendel à domicile, avec un rendu sonore incomparable jusqu’alors… Qui n’a jamais lu les récriminations d’Hermann Hesse sur la sonorité médiocre des premiers phonographes, ignore l’étendue de son privilège…  Autant dire que rien n’est perdu. La lumière est à une mince portée de tout un chacun – et l’on sait, hélas, comme de l’aveugle, à la lumière, que la distance est aussi ténue parfois qu’elle n’est insurmontable. Le simple fait de s’asseoir pour lire et méditer, est un acte supérieur en soi. Un livre de poche, ne serait-ce que de seconde main, le permet. La transmission suffit pour que le dialogue puisse s’établir. L’émouvant dialogue de l’homme avec lui-même – en son espèce, veux-je dire. Rien que la dimension tactile du livre – en tant qu’objet – le boisé de ses feuilles ou le cuir de sa reliure, rejoint sensiblement celle de la peau. Le numérique ici, à mon sens, refroidit les sens. Notre ère virtuelle porte en elle, comme en revers à ses atouts (notamment la diffusion), le complexe de la mise sous verre. La lecture n’est pas qu’un échange de mots, d’idées, d’émotions, c’est aussi comme une poignée de main, une caresse, une marque d’affection. Le dialogue, l’échange, la transmission, voilà qui ne saurait mieux définir en effet le sens même de toute culture. Et il ne s’agit pas d’une simple transmission de savoir, de connaissance factuelle ; mais d’une transfusion sanguine : d’hommes à hommes. Ce n’est pas tout que de manger du fruit de l’arbre de la connaissance ; il faut encore l’apprêter, s’en faire une tarte et le passer au four. Un péché n’est jamais véritablement surmonté s’il n’est pas hissé au rang d’œuvre d’art... Davantage de culture, y compris avec la culture ! Car la culture seule n’y suffit pas ; encore faut-il être civilisé jusque dans l’usage que l’on peut faire de la culture… Tout comme le cerveau en tant qu’organe, l’usage malveillant d’un outil renvoie à un même vice que de faire servir une connaissance à des fins qu’elle ne cautionne pourtant pas. En ceci, même culturellement, même rationnellement, la peste saura toujours détourner à son compte ce qui lui donnera ne serait-ce que l’illusion de son épidémie. Le savoir n’est pur que dans des mains pures ; il ne l’est pas par lui-même.

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Que les poètes ont le droit de penser polyphoniquement. Novalis imaginait pouvoir tirer de toute chose, matière à réflexion, à nourriture. Ce que j’ai toujours aimé davantage chez les poètes et les artistes : cette faculté polyphonique que les philosophes sont rares à fournir. Les thésards étendent sur de considérables pages des réflexions qu’un aphorisme suffit parfois à congédier en quelques lignes. Les philosophes se doivent-ils de creuser autant que les scientifiques n’en sont capables ? Même Novalis, en poète pourtant, s’est laissé de beaucoup focaliser sur une étrange scolastique. On pourrait faire le même reproche à Hölderlin, dont les essais évitent presque soigneusement les problématiques de fond, comme s’ils se disaient en leur âme et conscience : je n’ai pas droit à ses problématiques-là. Se privant du fond philosophique, par crainte d’empiéter sur un territoire sacré, les voilà tergiversant avec les miettes – ce qui conduit, ni plus ni moins, à exercer son intellect en vain et à perdre inutilement de son temps. Pourtant, tout l’intérêt du poète, sur le philosophe, se trouve dans la variété, le style, l’absence de scrupules à réfléchir sur un sujet noble ou vulgaire, de premier ordre ou de second choix. Tout l’intérêt du philosophe sur le poète : la profondeur, la rigueur, la concision, la complexité, l’épuisement de son sujet. Pourquoi faudrait-il penser bassement sous prétexte d’esthétique ? Pourquoi baisser les yeux devant l’allure hautaine des grands noms de la philosophie institutionnelle ? Sartre attestant des pensées futiles d’un Jean Cocteau, sans lui dénier toutefois un grand talent de discoureur... La belle affaire ! Qu’il ne faut pas laisser aux seuls philosophes les occasions de réfléchir à bon escient. Ne pas craindre d’empiéter un domaine réservé, dès l’instant où l’on s’est bien essuyé les pieds avant d’entrer. René Char tenant tête à Heidegger ; voilà qui ne devait pas manquer de sel ! Jean-Pierre Luminet, du reste, en cosmologiste, sépare, comme avant lui Gaston Bachelard, sa littérature, ses poèmes, ses œuvres picturales, du travail technique et scientifique qui est le sien. Pour autant, il serait faux de considérer que les genres ne communiquent pas entre eux – ils ne font que ça ! Jean-Pierre Luminet rappelle, avec sa malice habituelle, que l’étymologie d’Univers renvoie à la fois à l’unité et au divers… Oui au mélange des genres, non à leur confusion. Etrangement, on rencontre plus souvent chez les poètes, des considérations de peu d’amplitude – alors que tous lisent les philosophes. Ils lisent mais ils n’osent. Du coup, ils se contentent bien souvent des miettes philosophiques lors même qu’ils n’ont pas à rougir, ni des moralistes, ni des théoriciens. On se souvient des prétentions abusives d’un Ponge souhaitant postitiver la poésie, de même que les taquineries radiophonique d’un Jean Tardieu à l’égard de Gaston Bachelard, poussant ce dernier à confondre résolument science et poésie dans leurs prétentions ou leurs attendus. La tentation de la confusion entre les genres reste séduisante ; mais elle est belle et bien fautive. Aussi poétique que puisse nous apparaître la relativité générale en physique, il n’en demeure pas moins que ses prédictions fonctionnent – or, les métaphores qui nourrissent la muse poétique ou le style de l’écrivain, obéissent moins à la physique appliquée qu’à l’évocation sublimée. Jean-Pierre Luminet ne mélange les genres que pour les faire se rencontrer, et il use du meilleur de chacun d’eux sans en dénaturer aucun. Il sait intuitivement où se trouve la frontière des uns aux autres. C’est cette ligne de démarcation qu’il faut savoir isoler pour pouvoir investir un terrain sans le dénaturer de trop. Le poète n’est ni savant, ni philosophe et chacun d’entre eux est aussi l’exclusion des deux autres. Toutefois, les trois cohabitent toujours en un seul. A lire la grande somme de trente ans de travail scientifique publiée par Jean-Pierre Luminet sous le titre Le Destin de l’Univers, je ne puis m’empêcher d’y lire en lieu et place du titre original : Le Festin de l’Univers. On ne saurait refuser un festin d’une telle ampleur ! On ne saurait toutefois s’y présenter autrement qu’en… invité.

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Voltaire, Alexis Piron.

Le sage et le clown, et réciproquement. A lire et à relire Voltaire, il m’est bien difficile, je l’avoue, de ne pas l’aimer. Me voilà résolument séduit par son ton, sa légèreté encyclopédique, ses audaces, son aspect pamphlétaire tout autant que sérieux. Sa franchise, ses combats, son humour – et jusqu’à ses actions peu honorables et bien revanchardes – bigrement caractérielles - de semer la zizanie chez ceux qu’il n’aime pas. En témoigne, la relation conflictuelle qu’il devait entretenir avec le poète et chansonnier Alexis Piron, auteur de pièces dramatiques et néanmoins joyeux drille, spécialiste de la saillie burlesque et du calembour bien senti, qui devait, comme on l’imagine bien volontiers, agacer Voltaire sur le terrain épidermique. De fait, ironie de l’histoire, c’est à ce joyeux Piron, dont l’Ode à Priape de sa jeunesse devait lui fermer l’accès à l’Académie française – alors que, pourtant, elle en aurait eu déjà bien besoin… - que l’on attribue un délicieux portrait quelque peu à charge de Voltaire, qui, comme souvent dans ce genre d’exercices, porte bien plus à faire aimer un homme qu’à le déconsidérer… Cette lettre fut adressée à un mystérieux naturaliste dont l’identité ne fut jamais restaurée, et elle en vaut le plâtre :

«  Vous me demandez, Monsieur, le portrait de M. de V*** que vous ne connaissez, dites-vous, que par ses ouvrages. C’est déjà beaucoup, selon moi, que de connaître l’auteur ; vous voulez voir l’homme, je vais vous dépeindre l’un et l’autre.

M. de Voltaire est au-dessous de la taille des grands hommes, c’est-à-dire un peu au-dessus de la médiocre (je parle à un naturaliste, ainsi, point de chicane sur l’observation). Il est maigre, d’un tempérament sec. Il a la bile brûlée, le visage décharné, l’air spirituel et caustique, les yeux étincelants et malins. Tout le feu que vous trouverez dans ses ouvrages, il l’a dans son action. Vif jusqu’à l’étourderie : c’est un ardent qui va et vient, qui vous éblouit et qui pétille. Un homme ainsi constitué ne peut pas manquer d’être valétudinaire. La lame use le fourreau. Gai par complexion, sérieux par régime, ouvert sans franchise, politique sans finesse, sociable sans amis, il sait le monde et l’oublie : le matin Aristippe et Diogène le soir, il aime la grandeur et méprise les Grands, est aisé avec eux, contraint avec ses égaux. Il commence par la politesse, continue par la froideur, et finit par le dégoût. Il aime la Cour et s’y ennuie. Sensible sans attachement, voluptueux sans passion, il ne tient à rien par choix, et à tout par inconstance. Raisonnant sans principes, sa raison a des accès, comme la folie des autres. L’esprit droit, le cœur injuste, il pense tout, et se moque de tout. Libertin sans tempérament il sait aussi moraliser sans mœurs. Vain à l’excès, mais encore plus intéressé, il travaille moins pour sa réputation que pour l’argent : il en a faim et soif. Enfin, il se presse de travailler pour se presser de vivre : il était fait pour jouir, il veut amasser. Voilà l’homme, voici l’auteur.

Né poète, les vers lui coûtent trop peu. Cette facilité lui nuit ; il en abuse, et ne donne presque rien d’achevé. Ecrivain facile, ingénieux, élégant, après la poésie, son métier serait l’histoire, s’il faisait moins de raisonnements et jamais de parallèles, quoiqu’il en fasse quelquefois d’assez heureux.

M. de V***, dans son dernier ouvrage, a voulu suivre la manière de Bayle ; il tâche de le copier en le censurant. On a dit depuis longtemps que pour faire un historien sans passions et sans préjugés, il faudrait qu’il n’eût ni religion ni patrie. Sur ce pied-là, M. de V*** marche à grands pas vers la perfection. On ne peut l’accuser d’être partisan de sa nation ; on lui trouve au contraire un tic approchant de la manie des vieillards. Les bonnes gens vantent toujours le passé, et sont mécontents du présent. M. de V*** est toujours mécontent de son pays, et loue avec excès ce qui est à mille lieues de lui. Pour la religion, on voit bien qu’il est indécis à cet égard. Sans doute il serait l’homme impartial que l’on cherche, sans un petit levain d’antijansénisme un peu marqué dans ses ouvrages.

M. de V*** a beaucoup de littérature étrangère et française, et de cette érudition mêlée qui est si fort à la mode aujourd’hui. Politique, physicien, géomètre, il est tout ce qu’il veut, mais toujours superficiel et incapable d’approfondir. Il faut pourtant avoir l’esprit bien délié pour effleurer comme lui toutes les matières. Il a le goût plus délicat que sûr. Satirique, ingénieux, mauvais critique, il aime les sciences abstraites, et l’on ne s’en étonne point. L’imagination est son élément, mais il n’a point d’invention, et l’on s’en étonne. On lui reproche de n’être jamais dans un milieu raisonnable, tantôt philanthrope et tantôt satirique outré. Pour tout dire en un mot, M. de V*** veut être un homme extraordinaire, et il l’est à coup sûr.

 

Non vultus, non color unus.

(Il change de visage, il change de couleur)

Virgile, Enéide, VI »


@LG

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