DICTIONNAIRE DE PSYCHOLOGIE ET DE PSYCHOPATHOLOGIE DES RELIGIONS
sous la direction de Stéphane Gumpper et Franklin Rausky
Éditions Bayard, 1 372 p., 59 €
Tout d’abord, ne pas se laisser impressionner par le titre : Dictionnaire de psychologie et de psychopathologie des religions. S’il est imposant, il dissimule un domaine moins énigmatique qu’il n’y paraît au premier abord. Le propos de cet ouvrage érudit est d’aborder l’expérience du religieux par la psychologie, de comprendre «quels mystérieux ressorts affectifs, quels émois inconscients, quels désirs cachés, quelles aspirations spirituelles sont au cœur de l’expérience du religieux», comme le résument les directeurs de ce beau travail, Stéphane Gumpper, docteur en psychologie clinique et psychopathologie, psychanalyste, et Franklin Rausky, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l’université de Strasbourg.
Pour réaliser cette somme, unique en son genre, ils se sont adjoint les compétences de 70 collaborateurs, parmi lesquels Jacques Arènes, Paul-Laurent Assoun, Alain Didier-Weill, Bernard Forthomme, Sophie de Mijolla-Mellor, Gérard Pommier, Émile Poulat et Jean-Pierre Winter.
L’objet de prédilection de cette investigation est ce qui, dans la religion, questionne la science psychologique. Elle s’intéresse ainsi aux liens qu’entretiennent la piété, la spiritualité, la dévotion et la mystique avec le délire, la démence, la manie, la mélancolie et la folie. Faisant le même trajet en sens inverse, elle aborde aussi la folie dans son versant religieux, car des personnes en proie à l’aliénation mentale peuvent développer des discours dévots, des actes de piété, des visions et des hallucinations qui se rapportent à des pathologies de la religion.
Mystique et folie : ces deux mots délimitent le vaste champ d’étude de nos auteurs, servant de clés autant que de repères. La mystique désigne la quête religieuse la plus ardente, quête de l’absolu, de l’infini, de l’éternel, qui n’hésite pas devant les excès et la démesure du sentiment religieux. La folie dérive du latin follis, signifiant « soufflet pour le feu », « outre gonflée », « ballon » ou « bourse de cuir », autant d’images évoquant une tête vide, gonflée d’idées creuses et renvoyant à une absence de raison.
Ce dictionnaire envisage les croisements, mais aussi les disjonctions de ces deux termes. Car la folie est polysémique. Elle peut relever de la maladie, de la morbidité, d’un «envers» de la raison. Mais elle peut aussi désigner un «au-delà» de la raison, «où le sujet semble alors relié ou habité par des forces invisibles, des démons, des divinités ou Dieu», souligne les deux directeurs.
La qualité de ce dictionnaire est de redonner une épaisseur historique à cette rencontre, en se concentrant sur la période moderne, allant de la fin du XVIIIe
siècle à 1980. C’est à la fin de l’époque des Lumières que le mot de «psychologie» est attesté dans les langues française, allemande et anglaise. La discipline sera institutionnalisée dans le dernier quart du XIXe
siècle, sous l’égide de Théodule Ribot (1839-1916), chantre d’une «psychologie scientifique» affranchie de la philosophie.
En France, la nouvelle discipline éclôt dans le contexte anticlérical de la IIIe
République. Le sentiment religieux et mystique est alors approché de manière scientiste, excluant la transcendance et privilégiant l’interprétation biologique des phénomènes religieux. La grille de lecture oppose le «normal» au «pathologique»
«Cet abord s’inscrit dans un héritage des Lumières bien spécifique», souligne Stéphane Gumpper, autour de «courants qui avaient pour propos de convertir rétrospectivement, à partir d’une approche médicale, les différents phénomènes (extase, visions, stigmates, possession, miracle, etc.) rencontrés chez les saints, prophètes, mystiques, possédées, sorcières, en expressions morbides.»
Côté catholique, la réponse anti-scientiste et apologétique, visant à protéger la parole révélée et les manifestations exceptionnelles du sacré, ne se fera pas attendre. Au risque d’un dialogue de sourds…
La force de ce dictionnaire est d’honorer cette histoire, tout en l’ouvrant en amont et en aval. En amont, il montre tout ce qui s’élabore dès la fin du XVIIIe
siècle, avec l’apparition de controverses et d’échanges féconds entre science et foi. En aval, il rappelle notamment que des religieux et des croyants, surtout à partir des années 1940, vont s’intéresser à l’apport et aux limites de la psychologie et de la psychanalyse dans le champ religieux, comme le jésuite Louis Beirnaert, le carme Bruno de Jésus-Marie, la psychanalyste Françoise Dolto…
Les auteurs ont réussi le tour de force de ne pas réduire la diversité foisonnante de leur objet, croisant les apports de la médecine, de la philosophie, de la psychologie, de la psychanalyse, de l’histoire, autant de disciplines qui se démultiplient en de nombreux courants. Ils respectent sa dimension spirituelle, en n’hésitant pas à convoquer les théologiens pour qu’ils participent à l’élucidation des phénomènes religieux.
«Dans la psychologie et la psychopathologie du religieux, il n’y a ni des “lois” ni des “principes fondamentaux” de validité universelle, mais seulement des hypothèses, des propositions, des intuitions, dans un espace intellectuel de réflexion multiple», avancent Stéphane Gumpper et Franklin Rausky.
Les curieux autant que les professionnels de l’âme ou du psychisme pourront se promener avec bonheur dans les multiples entrées de ce livre. Une centaine d’articles sont consacrés à des thèmes, comme «âme et corps», inconscient», «mystique», «folie» «mélancolie».
Beaucoup de notices s’intéressent aux expériences extrêmes du religieux, comme «extase», «parler en langues», «guérison par la foi», «hypnose, magnétisme, somnambulisme», «convulsions», «possession», «transe», «lévitation», magie», «névrose du Christ»… Des entrées spécifiques par religion – islam, judaïsme, bouddhisme, kabbale, hindouisme, chamanisme… – honorent le phénomène religieux dans toute sa pluralité.
La seconde partie du dictionnaire présente les protagonistes de ce dialogue passionnant, en plus de 250 notices biographiques. On y trouve des médecins (Pinel, Charcot, Binet…), des philosophes (Bergson, Buber, Jaspers, Maritain…), les grands noms de la psychanalyse (Freud, Abraham, Jung, Lacan…), des historiens des religions et de la mystique (Brémond, Scholem, Eliade, Certeau…), des religieux (les jésuites Grandmaison et Maréchal, le pasteur Pfister…).
Les notices offrent de bons résumés, précis et instruits, n’évitant pas les difficultés des thèmes et des questions abordés. «Il serait naïf d’opposer croire et savoir», pose la psychanalyste Sophie de Mijolla-Mellor en entrée de son article «Croyance(s), perspectives psychanalytiques.». Ce constat vaut pour l’ensemble de cette somme, qui devrait rendre plus intelligents et circonspects, aussi bien les croyants, que les médecins et les psychanalystes.