«Victor est le premier somnambule "magnétique" ou "lucide", et il inaugure une tradition, explique Régine Plas, professeur en histoire de la psychologie (2). En effet, durant tout le XIXe siècle, les somnambules magnétiques, des femmes le plus souvent, seront crédités de dons merveilleux et deviendront des figures familières de la culture populaire. Comme Victor, elles disent voir à l’intérieur de leur corps et prétendent déterminer l’origine de leur maladie et son traitement, mais elles "voient" aussi à distance, elles lisent dans les pensées et prédisent l’avenir ; on les consulte pour retrouver des personnes disparues ou des bijoux volés. En outre, elles sont souvent visionnaires et prophètes et décrivent des mondes extra-terrestres où règnent la justice et la félicité, et voient les esprits des morts.» Durant la seconde moitié du 19e siècle, comme par réaction aux ravages de l'industrialisation galopante et de la modernisation, dans un monde envahi par les noires fumées d'usines, l'Europe entière se prend de passion pour ces femmes qui ressuscitent la féérie d'un monde peuplé non plus de fées et de diables mais d'esprits venus de l'au-delà et de Jupiter…
Une des plus célèbres de ces somnambules poétiques affirme être en contact avec les habitants de la planète Mars. Elle s'appelle Elise Müller (1861-1929) et son histoire a fait couler beaucoup d'encre. S'agit-il d'une histoire d'amour ? Peut-être. Il est en tout cas certain que c'est l'histoire d'une rencontre. Tout commence en décembre 1894 : Théodore Flournoy, médecin, philosophe, professeur de psychologie à la faculté des sciences de Genève, rencontre Elise Müller lors d'une séance de spiritisme. Il la décrit comme une «grande et belle personne d’une trentaine d’années (…) d’une situation modeste» et d’une «irréprochable moralité» (3). Elise Müller, alors, gagne sa vie comme vendeuse : elle travaille onze heures par jour dans une maison de commerce et pratique le spiritisme à la manière d'une échappatoire, transmettant aux personnes qui le lui demandent toutes sortes de messages de parents ou d’amis décédés et offrant des sortes de consultations avec prescription de remèdes… Théodore Flournoy décide de l'étudier, pour mettre à jour la «créativité de l’inconscient». De 1894 à 1899, il assiste aux séances de la médium qui sont d'abord organisées chez des savants de la Société d’études psychiques de Genève… puis chez lui. Au fur et à mesure que Flournoy l’étudie, comme inspirée par cette relation qui donne des ailes à ses fantasmes, Elise Müller se métamorphose.
«L'intérêt que lui porte Flournoy va "développer" ses dons, explique Delphine Volokhine (4), chercheuse en sciences religieuses. Elise va passer de simples visions à des transes avec incorporation des esprits et écriture automatique. Puis elle va transposer leur histoire dans un récit d'amour tumultueux, puisqu'elle va prétendre qu'ils étaient amants dans une vie antérieure.» Comme possédée par des visions, Elise se met à raconter des souvenirs d'existence antérieure semblables à d'incroyables scénarios en feuilleton… Elle invente littéralement des "cycles", tous plus fantaisistes les uns que les autres et que Théodore Flournoy nomme des "romans subliminaux" ou "somnambuliques" d'une richesse inouïe.
Dans le «cycle hindou», Hélène raconte qu'elle fut, au XVe siècle, la fille d'un cheikh arabe et, sous le nom de Simandini, l'épouse du prince hindou Sivrouka (dont Flournoy était supposé être la réincarnation) qui aurait construit la forteresse de Tchandraguiri. Dans le «cycle royal», Hélène est Marie-Antoinette, reine de France (5). Dans le «cycle martien», Hélène Smith entre en communication avec Mars, dont elle décrit les paysages, la faune et la flore. Elle se met à parler le martien et transcrit l'alphabet des habitants de cette planète dont elle fait des portraits imagés (6)… «En langage spirite, Mlle Smith devint complètement intrancée, et, de simple médium voyant ou auditif qu'elle était, elle passa au rang supérieur de médium à incarnations», raconte Théodore Flournoy, qui ajoute, comme par aveu : «Je crains que ce changement ne doive m'être en grande partie imputé, puisqu'il a suivi de près mon introduction aux séances d'Hélène».
S'agit-il d'un hasard ? Afin de protéger l'anonymat d'Elise, Théodore la rebaptise Hélène… du nom de sa propre fille. Dans le livre qu'il lui consacre (Des Indes à la planète Mars), Elise Müller, nommée Hélène Smith, devient l'héroïne d'un best-seller qui retrace les trois grands cycles de ses vies imaginaires, «d’une luxuriante végétation subliminale», et que Flournoy décrit comme une élaboration très riche et complexe de rêveries, dont certaines remonteraient à l’enfance (7). Grâce à elles, Elise Müller "prend sa revanche du terne et plat terre-à-terre des réalités quotidiennes", dit-il, avançant l'idée qu'Hélène n'a aucun don magique… aucun autre don que celui de croire en ses rêves de petite fille. Pour lui, la médiumnité n'est pas «un phénomène pathologique», explique Régine Plas (8). Au contraire. «C’est certes un état anormal, dans le sens de rare ou exceptionnel, mais dans le cas d’Hélène, il pense que les bénéfices qu’elle en tire sont loin d’être négligeables».
Analysant, avec une subtile délicatesse, les mérites de cette «subconscience utile» qu'il compare à un réservoir de force vitale, Théodore Flournoy défend donc la médiumnité comme une forme de compensation par rapport à la dureté du réel. C'est un acte de magie opératoire, une manière féérique de revivre sa vie et de réenchanter le monde, qui confère à Elise Müller le statut d'une véritable artiste (9). Exposés au Centre Paul Klee de Bern (Suisse), dans le cadre de l'exposition L'Europe des esprits, les dessins de la jeune femme témoignent : elle n'était peut-être pas «réellement» en contact avec la planète Mars, mais elle avait de l'imagination… «Dé véchi ké ti éfi mervé éni» («Tu vois que de choses superbes ici») commente un dessin réalisé en état d’hémisomnambulisme ; une force invisible dirige son crayon pour reproduire des personnages, des fleurs, des paysages de Mars, dont les architectures évoquent des pagodes chinoises. Après la publication du livre, Elise Müller se brouille avec Flournoy et quitte les cercles spirites. Elle entre alors dans une phase mystique et se réfugie dans la peinture (10)(…). Son travail interpelle André Breton qui reproduit des oeuvres et des écrits martiens dans Le Message automatique, publié Par la revue Minotaure, n°34 en 1933 ; quant au projet de Jeu de Marseille que les surréalistes élaborent fin 1940, Victor Brauner choisit la figure d’Hélène Smith pour la carte de la Sirène l’emblème de la Serrure, symbole de la connaissance. Sa personnalité et son œuvre si étonnantes feront d’elle la "clairvoyante délirante au nom merveilleux", comme l’a appelée Jacques Lacan lors d’un séminaire en novembre 1967».
Exposition L'Europe des esprits, la magie de l’insaisissable du romantisme au modernisme (31 mars – 15 juillet 2012) au Zentrum Paul Klee de Bern (en Suisse). Conçue en collaboration avec le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.
Note 1/ «En France, l’Académie royale des sciences, institution incarnant à cette époque l’autorité scientifique, soumet en 1784, le baquet de Mesmer à l’expérience. Ses conclusions sont unanimes et conduisent à une condamnation sans appel du magnétisme animal, renvoyant le médecin allemand au rang des charlatans. En dignes héritiers des Lumières, les savants français du XIXe siècle gardent leurs distances quant aux "opinions ridicules" que la raison ne peut justifier. Camille Flammarion, alors assistant astronome à l’observatoire de Paris, perd son poste en publiant La Pluralité des mondes habités. Pour son directeur, Urbain Le Verrier, le jeune homme s’apparente davantage à un poète qu’à un scientifique. Pourtant, cette barrière érigée par la communauté et les institutions savantes vis‐à‐vis des choses de l’occulte va être franchie par un nombre grandissant de leurs représentants à partir des années 1880. Pendant une quarantaine d’années, spirites, scientifiques, médiums se croisent, s’étudient, s’affrontent. Des chimistes et des physiciens européens aussi éminents que William Crookes, Pierre et Marie Curie, Oliver Lodge, Edouard Branly, s’intéressent de près aux apparitions d’ectoplasmes et autres fantômes, aux tables tournantes et guéridons volants. Des médiums, telle la célèbre Eusapia Palladino, sont observés, soumis à de nombreux tests et instruments pour recueillir un ensemble de données susceptibles d’expliquer leurs "pouvoirs" ou de repérer les fraudes». (Source : Sébastien Soubiran Marie-Dominique Wandhammer. Quand la science mesurait les esprits, page 355 du catalogue L'Europe des Esprits, édition des Musées de Strasbourg, 2011).
Note 2/ Source : Psychologues et médiums, ou "la volonté de faire science". Conférence de Régine Plas (Professeur honoraire en histoire de la psychologie, Université Paris Descartes) au Musée de Strasbourg, dans le cadre de l'exposition L'Europe des Esprits.
Note 3/ «Au mois de décembre 1894, je fus invité par M. Auguste Lemaître, professeur au Collège de Genève, à assister chez lui à quelques séances d'un médium non professionnel et non payé, dont on m'avait vanté de divers côtés les dons extraordinaires et les facultés apparemment supranormales. Je n'eus garde, comme bien l'on pense, de laisser échapper une telle aubaine, et me trouvai au jour dit chez mon aimable collègue. Le médium en question, que j'appellerai Mlle Hélène Smith, était une grande et belle personne d'une trentaine d'années, au teint naturel, à la chevelure et aux yeux presque noirs, dont le visage intelligent et ouvert, le regard profond mais nullement extatique, éveillaient immédiatement la sympathie. Rien de l'aspect émacié ou tragique qu'on prête volontiers aux sibylles antiques, mais un air de santé, de robustesse physique et mentale, faisant plaisir à voir et qui n'est point d'ailleurs un fait très rare chez les bons médiums.» (Ce sont les premières lignes du livre Des Indes à la planète Mars, sous-titré Etude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie publié en 1900 par Théodore Flournoy).
Note 4/ «Ce qui m'a intéressée, c'est la façon d'écrire de Flournoy. Il commence son livre par cette phrase : "Le double titre de cet ouvrage en marque le caractère mixte et défectueux". Cette captatio benevolentiae montre bien qu'il était conscient de la particularité de son étude et de sa façon de l'aborder. Et pour cause. Avec rigueur, tact et humour, le tout assorti d'une grande lucidité, Flournoy a réussi, je pense, à faire passer un double discours et nous retracer leur histoire d'amour sans en mentionner une seule ligne. Ensuite, le contexte est assez fascinant. Il est amusant d'imaginer la bonne société genevoise se réunissant pour faire tourner des tables et parler avec des esprits. Mais le plus intéressant, c'est de voir comment a pu être créée, en faveur du contexte et de la personnalité de Flournoy et d'Elise Müller, une histoire au-delà du réel qui a impliqué tant de gens. Et pas n'importe qui, puisque entre autres, M. de Saussure lui-même a été mandaté pour étudier l'écriture sanskrite d'Helène. A la fin de sa vie, la renommée d'Hélène Smith était telle qu'elle vivait des rentes que lui envoyait une riche américaine pour la soutenir dans son activié de médium» (Delphine Volokhine, chercheuse en science religieuses).
Note 5/ «Elle s'était tenue pendant quelques semaines pour la réincarnation de Lorenza Feliciani, le médium de Cagliostro, jusqu'à ce qu'on lui fasse remarquer que ce personnage sortait de l'imagination de Dumas (Mémoires d'un médecin). Elle devint alors Marie-Antoinette». (Source : Harry Morgan, Théodore Flournoy et Hélène Smith, sur le site internet The Adamantine)
Note 6/ «Ce cycle sera prolongé par un cycle ultramartien, un cycle uranien et plusieurs cycles lunaires, sur lesquels, malheureusement, la documentation va en décroissant, suite à la brouille du médium et du psychologue, de sorte que, sur les derniers nous ne savons à peu près rien». (Source : Harry Morgan, Théodore Flournoy et Hélène Smith, sur le site internet The Adamantine)
Notes 7 et 8/ Source : Psychologues et médiums, ou "la volonté de faire science". Conférence de Régine Plas (Professeur honoraire en histoire de la psychologie, Université Paris Descartes) au Musée de Strasbourg, dans le cadre de l'exposition L'Europe des Esprits.
Note 9/ De façon assez révélatrice, lorsque Théodore Flournoy publie en 1900 un livre intitulé des Indes à la planète Mars, Elise réclame une participation aux droits d'auteur. Après tout n'est-elle pas celle qui a inventé les trois principaux cycles et l'alphabet martien dont il a retranscrit la teneur dans son livre ?
Note 10/ «Mais des héritiers hongrois attaquent le testament, invoquant un vice de procédure ; tableaux et archives leur sont restitués, mais disparaissent à la fin des années 1930. De la production artistique, seuls sont localisés actuellement les dessins martiens, conservés en Suisse, et deux peintures – Hélène et son ange gardien (1912), dans la collection ABCD. Paris, et La Fille de Jaïrus (1913), au LaM Villeneuve‐d’Ascq. (Source : Savine Faupin «Dé véchi ké ti éfi mervé éni». La vie superbe d’Elise Müller, page 348 du catalogue L'Europe des Esprits, édition des Musées de Strasbourg, 2011).
Illustrations : photos truquées d'apparitions (surimpression) prises dans le catalogue L'Europe des esprits. Dessin d'Elise Müller, représentant un habitant de la planète Mars.
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