Le syndrome de Lazare est un terme utilisé en psychologie médicale pour décrire les difficultés spécifiques auxquelles doit fait face un sujet qui, se croyant condamné par une maladie, bénéficie d’une rémission ou guérison totale. In the Fog n’étudie pas un tel cas de figure, mais c’est bien Lazare, le ressuscité biblique, qui erre ensuite portant sur lui l’odeur de la mort, miraculé et perdu à la fois, et son syndrome qui est au cœur d’In the Fog.
Adapté d’un roman de Vasil Bykov, le film se déroule en Biélorussie en 1942. Les nazis ont envahi le pays (qui avait rejoint l’URSS dès 1922) et font régner la terreur en pourchassant les juifs (ce dont il ne sera pas du tout question ici) et les partisans prosoviétiques. Dès la première séquence, trois d’entre eux sont pendus sur la place d’un village. Ils étaient en fait quatre à être détenus par les nazis, mais l’un d’eux, Sushenya, a été relâché sans explication. Tout le monde pense qu’il a révélé des informations sur la résistance ou qu’il a passé un accord avec l’occupant. Sinon pourquoi lui aurait-il accordé le droit de vivre alors qu’il devait mourir comme les autres ? Deux hommes, Burov et Voitik, débarquent donc dans la maison de Sushenya et l’emmènent pour lui régler son compte en guise de représailles en tant que traître. Mais alors que Burov s’apprête à lui tirer une balle en pleine tête, c’est lui qui est fauché par un tir de collabo. Sushenya pourrait prendre la fuite, mais il s’occupe du blessé qu’il porte sur son dos à travers les interminables forêts de bouleaux biélorusses.
Infamie. Le film apporte alors, par série de flash-back, des informations aussi bien sur ce qu’à vécu Burov, l’homme de la revanche, que le mystérieux Sushenya lazaréen, frappé d’infamie, rongé par l’angoisse de ne laisser de son passage sur Terre que le souvenir d’une abdication morale qu’il n’a jamais commise. On voit notamment le moment où l’officier nazi, Grossmeier, lui propose un contrat de collaboration secrète qui ferait de Sushenya un espion infiltré chez les partisans, et comment celui-ci, le visage en sang après des séances de torture, refuse. Non par courage mais, dit-il, parce qu’il ne saurait pas faire une chose pareille.
Sergei Loznitsa a dépouillé son film de tout effet : minimalisme de la reconstitution historique, aucune musique, rythme lent du montage (seulement 72 changements de plans en 2 h 07 de film, précise le cinéaste dans le dossier de presse), jeu sans fioriture des acteurs… La présence nazie en Biélorussie a déjà été filmée dans le chef-d’œuvre halluciné du Russe Elem Klimov, Requiem pour un massacre. Loznitsa prend le contre-pied de l’expressionnisme de Klimov, optant pour l’introspection lugubre de ce qui reste de l’humain quand tout alentour n’est plus que rapacité.
La figure de Sushenya, qui ne trouve plus aucun sens à son existence sauvegardée (il ne veut pas aller vers les Allemands, il ne peut plus être crédible aux yeux des résistants), est tragique et l’acteur Vladimir Svirski lui apporte une incroyable beauté blessée.
Traducteur. Auteur de nombreux documentaires expérimentaux, puis d’un premier long métrage de fiction (déjà présent en compétition), My Joy, Sergei Loznitsa est biélorusse, mais a grandi à Kiev, en Ukraine. Diplômé en mathématiques appliquées, il a eu une première carrière d’ingénieur en cybernétique et il est aussi traducteur de japonais en russe. Comparé aux bifurcations narratives audacieuses de My Joy, In the Fog apparaît comme un repli vers le classicisme austère. Le film, à cet égard, peut décevoir. Mais peut-être y a-t-il de la part de Loznitsa une réelle intégrité à ne pas chercher (contrairement à Carlos Reygadas, avec Post Tenebras Lux ) une radicalisation moderniste de pure façade.
L’imposant silence qui envahit le film, le terrible sentiment de déréliction qui frappe ces hommes livrés à une nature indifférente et aux cruautés de l’histoire, l’intensité du visage du héros déchiré et la brûlure hypnotique de la mise en scène place In the Fog dans la short list des films marquants d’une édition cannoise globalement inconséquente.