Economie et psychologie : du Bassin minier à la montagne

Avec Boubaker Hamdi, ingénieur agronome et chef de l’équipe, nous menions une étude appliquée aux problèmes du bassin minier. L’offre d’emplois peine à résorber les demandes. Une tension perpétuelle oppose les inclus aux exclus.

Commanditée par le ministère de l’Agriculture et le CRDA de Gafsa, l’investigation avait pour objet de limiter la pression exercée par les nombreux demandeurs d’emplois salariés. L’exposé des responsables au niveau local gravite autour d’une idée centrale. L’objectif du périmètre irrigué à implanter serait « d’éliminer la mentalité minière » (al kadha ala al aklia al manjamia…). Et cela par la réorientation de l’attention et des préoccupations ouvrières vers le secteur agro-pastoral.

D’emblée, cette formulation suggère une première interrogation. La ruée sur le minier a-t-elle partie liée avec une « mentalité » donnée ? Cette supputation scandalise les interviewés. En effet, déambuler à travers les galeries de la mine pour échapper au chômage et à la misère arbore l’air de la descente aux enfers. La prise de risques, parfois létaux et la pénibilité atteignent, ici, les plus hauts sommets. Parmi la panoplie des accidents figure l’échappée du wagon. Dans un vacarme assourdissant le bolide file sur les rails pentus et finit par écraser l’ouvrier plaqué, « telle une mouche » à même la paroi de phosphate au bout de la galerie. Bouleversé, un jeune directeur, à peine installé, en a pleuré. Pas encore endurci l’homme très ému dit : « A partir d’aujourd’hui, je ne veux plus de phosphate avec du sang ». Dans ces conditions draconiennes le manque d’autres secteurs d’activité incite à l’acceptation du minier. L’explication par la « mentalité » donne à voir la détermination économique pour une causalité psychologique. La même problématique trouve un champ d’application dans le domaine agraire. Ici, aussi, la thèse erronée propose la prégnance de la structure objective pour une incidence de la disparition subjective. Sur la chaîne des Mogods et dans la imada de Rakb l’ampleur de l’érosion arbore des airs d’apocalypse.

Pourtant, la répétition des programmes de conservation des eaux et des sols ne cessent de lutter contre la reproduction de la dégradation. Sa succession des actions protectrices et des pratiques destructrices finit par suggérer le mythe de Sisyphe. Pour une part notable des responsables, l’arbre trouverait  son pire adversaire dans la « mentalité » ravageuse de la paysannerie parcellaire. Quelques-uns citent le célèbre « idha ouribet khouribet ». Sur le terrain de la recherche concrète l’observation paraît confirmer cette prise de position. Mais la seconde lecture infirme la première impression. Aux interviewés,  je pose la question de l’intrigué : « Pourquoi la chèvre n’est-elle pas chassée au moment où elle attaque les jeunes plants d’acacia et d’olivier à peine plantés ? ».

Intrigués par l’étonnement de l’intervieweur, les paysans répondent en chœur : «  Pourquoi la chasser ? La terre est notre terre ; l’arbre est notre arbre et la chèvre est notre chèvre. Ici aucun ne lève son bâton sur la brebis qui mange  l’olivier. Nous voyons que l’érosion grignote nos terres. Nous savons que les programmes de reforestation luttent contre ce fléau. Mais si nous devions attendre dix ans pour que  l’olivier commence à donner des olives, de quoi vivrons-nous entre-temps ? C’est la bête qui nous fait vivre. Faites-nous vivre sans elle et nous la ferons vivre sans l’arbre ».

Et de poursuivre : « Dans l’urgence de la rentrée scolaire nous pouvons vendre un mouton pour l’achat d’un soulier, d’un livre ou d’un cahier ; mais qui nous achèterait un arbre ? » Talonné par l’urgence de la contrainte économique, l’agent social regarde l’arbre avec les yeux de la chèvre. Dans tout feuillage il voit un fourrage. Cette  logique implacable et occultée par les tenants de l’autorité met une croix et tire un trait sur la soi-disant mentalité !

Ainsi sévit le vice fondamental du psychologisme, allié majeur du culturalisme. Au fond de la mine et là-haut sur la montagne l’exigence de la survie surplombe je ne sais quel esprit perverti. Les défenseurs de l’intérêt général ou national accusent, trop vite, les taraudés par l’aiguillon de l’intérêt particulier. Nous sommes là mis en présence de signaux contradictoires dont ni l’un ni l’autre ne serait à jeter dans la poubelle de l’Histoire. La négation de ce paradoxe engage le point de vue biscornu dans une voie sans issue. Au vu de ce cafouillage théorique et pratique, envoyer les députés au pâturage pourrait les aider à remettre en cause l’interminable bavardage.

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