La Banque mondiale recommande dans son dernier rapport d’écouter davantage ceux à qui sont destinés les programmes de développement. Les préjugés, le conformisme et les vues à court terme motivent souvent les décisions des bénéficiaires.
Les résultats de l’économie comportementale, cette science qui s’intéresse aux effets de la psychologie, des émotions et des valeurs des agents sur leurs choix économiques, sont progressivement pris en compte dans les réflexions des institutions de développement.
La Banque mondiale a emboité le pas en consacrant son dernier rapport annuel intitulé Esprit, société et comportement, qu’elle vient de publier, au sujet, faisant ainsi volte-face au postulat néo-classique de rationalité des préférences des agents.
Le titre du rapport de la Banque mondiale reflète l’idée suivante : pour améliorer la façon dont les politiques de développement sont conçues et mises en place, il faut prendre en compte les modes de pensée des individus et l’influence de l’histoire et de la société sur ceux-ci.
Raccourcis, préjugés et conformismes sociaux influencent nos décisions
Pour le dire de façon concrète, prenons l’exemple des campagnes de soin mises en place pour faire face au virus Ebola. La présence des médecins et la mise en quarantaine de villages ou de quartiers largement contaminés ont souvent provoqué la psychose des habitants qui pensaient que ces mesures visaient à leur apporter le virus, comme ce qui a été relaté notamment au Libéria.
Cette croyance collective pourrait avoir sa source dans une défiance partagée des pouvoirs publics entretenue par une habituelle carence des politiques de santé publique. Ce type de réflexion à caractère superstitieux est considéré par le rapport comme un mode de pensée fondé sur des « modèles mentaux ».
Les membres d’une société partageraient une norme commune leur permettant de donner du sens au monde et de comprendre leur environnement.
Superstitions, préjugés, tabous, sont autant de raccourcis mentaux pouvant faire obstacle au déploiement d’une action de développement dont les bénéfices seraient mal-estimés.
Deux autres modes de pensée ne permettent pas aux individus de prendre des choix rationnels : le mode de pensée automatique et le mode de pensée social.
Le mode de pensée automatique résume l’idée qu’un individu prend parfois des décisions automatiquement et intuitivement (ce qui me passe à l’esprit), avec un procédé associatif (comment ai-je agi dans une situation relativement similaire ?). Ceci s’oppose à un mode de pensée délibératif où l’individu fonde son choix sur un raisonnement. S’il est commun à tout individu indépendamment de son revenu, le rapport détaille comment ce mode de pensée chez les personnes à faible revenu peut participer à leur maintien dans un état de pauvreté.
La pauvreté empêche de se projeter sur le long terme
Prenons l’exemple de la pénétration du microcrédit dans la région de Ouarzazate. Un documentaire réalisé en mai par une radio française dans cette région relatait comment de nombreuses femmes des douars alentours avaient contracté ce type de prêt et se retrouvaient incapables de rembourser leurs mensualités.
Ces femmes qui vivent avec 5 DH par jour avaient « automatiquement » accepté l’offre de crédit présentée par certaines agences. Elles expliquent comment le choix de contracter a été motivé avant tout par le besoin présent de liquidité sans considérer la charge future des remboursements.
La pauvreté consomme des ressources cognitives explique le rapport. Les difficultés quotidiennes des individus créent une situation de détresse émotionnelle qui interfère avec une prise de décision réfléchie. La pauvreté créerait aussi un cadre de projection limité, où les individus auraient des aspirations faibles pour eux-mêmes. Ceux-ci préféreraient vivre au-jour-le-jour car le futur est perçu comme une fatalité plus que comme une opportunité à saisir.
Parce que tout le monde le fait
Le mode de pensée social reflète l’idée que nos jugements se forment en référence avec une certaine conformité sociale. On peut comprendre la diffusion de la corruption dans ce cadre. La corruption devient une norme sociale à partir du moment où cette pratique est répandue, tolérée et attendue. L’exemple des diplomates bénéficiant d’une immunité diplomatique et qui ne payent pas leur amende de stationnement à New York illustre comment une telle norme peut être internalisée dans le comportement des agents.
Une implication pour les politiques de développement
Le bilan de la Banque mondiale conclut donc à l’importance de prendre en compte ces biais cognitifs dans la façon dont les politiques de développement sont pensées.
Point innovant, les décideurs devraient être attentifs non seulement aux biais des bénéficiaires mais également à leurs propres biais. Il arrive parfois que des actions de développement échouent dans leur objectif ou aboutissent à des résultats non attendus, parce que les préférences des bénéficiaires ont été mal évaluées.
Un programme visant à connecter certains ménages de Tanger à l’eau potable avait ainsi fait une découverte inattendue. Ces ménages non connectés passaient un temps considérable à aller s’approvisionner à la fontaine publique. Les penseurs du projet avaient anticipé que ce temps libéré par l’arrivée de l’eau courante dans les foyers, serait investi dans des activités rémunératrices. Le raccordement à l’eau permettrait ainsi une hausse du revenu du foyer. Or les résultats ont été très différents, puisque les membres des foyers ont préféré consacrer ce temps au loisir. Les penseurs du projet n’avaient pas envisagé le stress et les tensions créés par la question de l’eau. Libéré de cette préoccupation, les membres du foyer ont pu augmenter leur bien-être en consacrant un temps plus appréciable aux activités familiales, sans pour autant augmenter leur revenu.
Engager une plus grande proximité avec les bénéficiaires des actions, les intégrer aux processus de décision et à la mise en œuvre des programmes, dans une logique « base de la pyramide » : voici donc ce que préconise désormais la Banque Mondiale.