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Au cours des années 1970, plusieurs psychologues sociaux, dont Henri Tajfel, mettent en lumière les effets pervers d’un mécanisme psychologique en apparence anodin : la « catégorisation sociale ». Ce mécanisme, qui peut être gravement altéré chez certains individus (schizophrènes, autistes et patients Alzheimer à un stade avancé), consiste à découper l’environnement social en catégories de personnes (hommes/femmes, jeunes/âgés, Noirs/Blancs, etc.) jugées relativement distinctes les unes des autres. Quoi de plus ordinaire ? Sans ce découpage, il nous serait en effet bien difficile de comprendre et d’agir sur notre environnement social. Le problème est que la catégorisation sociale génère ipso facto deux effets discutables. D’une part, un « effet d’assimilation » conduisant à exagérer les similitudes par exemple physiques ou psychologiques entre les membres d’une même catégorie (ainsi supposés partager les mêmes traits de personnalité, les mêmes forces et faiblesses, les mêmes intentions, etc.). D’autre part, un « effet de contraste » conduisant à exagérer les différences entre les membres de deux catégories distinctes. Plus grande est cette simplification du réel et plus fort est le sentiment de comprendre le monde qui nous entoure.
La recherche d’une identité sociale
À ces biais d’assimilation et de contraste vient s’ajouter un biais de favoritisme à l’égard de nos catégories ou groupes d’appartenance, d’où ce sentiment d’une identité sociale positive que l’on observe à presque tous les niveaux de la structure sociale. Une expérience célèbre de Tajfel (dite des groupes minimaux) conduite en laboratoire montre que ce biais en faveur du groupe d’appartenance se nourrit de presque rien : il suffit de répartir des individus en deux groupes sur la base de leurs choix esthétiques pour le voir apparaître. On comprend qu’Homo sapiens, même doté de cette formidable capacité d’empathie et de compassion qui le distingue d’autres espèces, est néanmoins naturellement prêt au combat. Tous les stéréotypes sociaux, toutes les propagandes et toutes les barbaries à l’échelle des nations ou des groupes impliquent ces biais d’assimilation, de contraste, et de favoritisme qui en constituent en quelque sorte le « socle cognitif ». Combiné aux phénomènes de soumission à l’autorité et de pression à la conformité mis en évidence par Stanley Milgram et Salomon Asch, ce socle explique en partie pourquoi les pires histoires se répètent. Les efforts de mémoire et de mémorialisation, aussi légitimes et importants soient-ils, ne suffiront jamais : nos mécanismes cognitifs les plus fondamentaux sont capables du meilleur comme du pire au contact du terreau des tensions sociales.
En effet, sous certaines conditions (crise économique, pénurie, sentiment de privation, manipulations politiques ou religieuses, etc.), la catégorisation sociale et ses biais sont exacerbés. Ces conditions nourrissent ainsi des idéologies et des comportements individuels et collectifs d’une cruauté et d’une violence inouïes, à l’image des attentats terroristes à Paris. Au stade ultime, les ennemis ou jugés comme tels perdent dans l’esprit des combattants, ici des terroristes, toute individualité et souvent même tout ou partie de leur statut d’êtres humains. On ne tue pas des hommes ou des femmes, on tue des « mécréants » voire des « porcs » responsables de toutes les perversités (dont celle d’écouter de la musique) et de toutes les souffrances. À cette infrahumanisation ou déshumanisation de l’ennemi correspond souvent une stratégie de glorification et de prosélytisme sans précédent de la part des agresseurs, dont le pouvoir de séduction et d’attraction serait évidemment nul en l’absence de tout terreau fertile.
Abreuvés de propagande via Internet notamment, les candidats au djihad qui partent ou souhaitent partir pour la Syrie ou l’Irak sont dans cette vision extrêmement simpliste d’un monde dichotomique composé pour l’essentiel de « mécréants » et de « combattants des mécréants ». Cette catégorisation simple du réel ouvre à tous les excès.
Le souci de différentiation
La religion dans le cas de ces « nouveaux ninjas de l’islam » a bon dos. Ils ne sont pas nombreux à connaître le Coran, encore moins l’histoire de l’islam, mais vont pouvoir grâce à leur engagement trouver cette identité sociale à leurs yeux positive, voire même une forme de gloire qui manquent à leur vie ordinaire. De ce point de vue, le terme de « radicalisation » est pour le moins problématique. Ce terme en effet suggère une pratique religieuse traditionnelle qui au fil du temps aurait dérivé vers une idéologie sectaire. Or, dans leur grande majorité, les terroristes arrêtés ou tués lors des attentats récents n’ont pas ce profil. Non religieux, souvent marginaux et déjà connus pour actes de délinquance (mais pas tous), ils ont été recrutés par un groupe et ont admiré son leader. Ils ont ainsi bénéficié en un temps record d’une identité qui a défaut d’être socialement valorisée donne (ou a donné) momentanément sens à leur existence. Face aux frustrations diverses accumulées dans leur vie ordinaire, cette identité fait coup double : elle suscite la crainte et promet des règlements de compte.
En revanche, comment expliquer que certains de ces candidats au djihad sacrifient jusqu’à leur propre vie sous la forme d’attentats suicides ? Là encore, les travaux de la psychologie sociale, en particulier ceux de Jean-Paul Codol, ne sont pas sans intérêt. Ils nous apprennent que l’obéissance et la conformité à telle ou telle norme ou idéologie va souvent de pair avec un souci persistant de différentiation sociale. Cette différentiation dans la conformité prend la forme d’une « surconformité de soi » qui consiste à se montrer plus conforme que les autres membres du groupe à l’idéologie du moment. Cette surconformité, qui n’est pas l’apanage des djihadistes (rappelons-nous les excès de zèle de certains responsables de la police sous le régime de Vichy), marque en quelque sorte l’étape la plus aboutie du processus d’adhésion. C’est précisément ce qu’un djihadiste modèle atteint avec son statut de martyr.
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