Atlantico : Que se passe-t-il quand on ne se sent plus en sécurité après une attaque traumatisante comme celle de Charlie Hebdo, quels sont les réflexes ?
Richard Rechtman : De manière générale, dans les premiers temps qui suivent un tel événement, la plupart des gens évitent de sortir. A Paris, le nombre de personnes dans les rues à visiblement diminué, les boutiques ont été désertées malgré les soldes, les cinémas, les restaurants et les salles de spectacle n'étaient pas pleins. C'est un moyen de se préserver et de se dire que l'on ne va pas prendre un risque inutile. Il y a une sorte de sentiment de fragilité ou de vulnérabilité qui semble toucher chacun et qui découle directement de l'événement qui s'est produit.
C'est la perte d'un sentiment d'invincibilité ou d'une certaine forme d'insouciance qui est responsable de cet état psychologique où la peur n'est pas proportionnelle au danger. Il y a un danger en France, mais pas au point que personne ne puisse sortir. Nous sommes devant un stress d'anticipation.
Je ne pense pas que l’on puisse parler de traumatisme au sens médical du terme, mais c'est quelque chose qui a eu un fort retentissement précisément parce il a provoqué une rupture de l'état d'insouciance par rapport à la mort qui ordinairement nous aide à vivre au quotidien. L'irruption brutale de cette possibilité de la mort, injuste, violente, arbitraire, entraîne ce sentiment de fragilité. Les gens auront alors authentiquement besoin de se rassurer ou d’être rassurés. Mais cette vulnérabilité de chacun, qui provoque cette peur collective, relève avant tout d’une émotion, puis d’un sentiment, bien plus que d’une réalité objective. Car paradoxalement, dans les villes en état de guerre, on observe un phénomène presque inverse, car les gens cherchent la première occasion de se retrouver, de rester dehors pour tenter de garder une vie aussi normale que possible. On l'a bien vu durant le siège de Sarajevo, où progressivement la peur laissait place à la lutte, à la réorganisation, on l’observe également aujourd’hui au Moyen Orient. La différence se porte vraiment d'un côté dans les villes en guerre sur la connaissance objective que les gens ont de la possibilité de leur mort et des stratégies qu’ils vont devoir mettre en oeuvre pour y échapper, et de l’autre, lorsque qu’un attentat se produit en dehors d’un état de guerre, par la perte brutale d’un sentiment d’invincibilité qui s’accompagne de la perception angoissante d’une vulnérabilité imparable. C’est précisément ce second aspect que les terroristes cherchent à produire. Créer une panique à travers une violence aveugle et incertaine car on ne sait pas si ça va se reproduire, ni où , ni quand, et c’est précisément cette incertitude qui rend la menace permanente et donc effrayante.
En ce sens, la meilleure réponse est sans doute celle offerte par ces 4 millions de personnes qui sont descendues dans les rues criant "on n’a pas peur".
Patrice Louville : Il faut différencier la situation des victimes directes de l’événement et celle des personnes, évidemment beaucoup plus nombreuses, qui l’ont appris grâce aux médias.
Les victimes directes et leur proche entourage courent le risque de souffrir de troubles psychiques post-traumatiques, tels que la dépression ou le stress post-traumatique. Le stress post-traumatique peut entraîner chez les victimes un bouleversement radical des croyances fondamentales à propos de soi-même, ses relations avec les autres et le monde dans lequel on vit. La plupart d’entre nous croient au fond d’eux-mêmes vivre en sécurité dans un monde juste et bienveillant, et nous nous attribuons une valeur humaine positive. Le trauma inverse brutalement ces croyances, avec une dévalorisation de la personne, une méfiance vis-à-vis des autres et un sentiment de menace permanente, ce qui peut entraîner des comportements liés à ces peurs, comme le repli sur soi et des difficultés à sortir dans la rue, à prendre les transports ou à entrer dans les magasins. Ce sont des symptômes habituels du stress post-traumatique.
Pour ceux qui ont découvert les attentats dans les médias, on ne peut pas parler de trauma. Ces personnes peuvent ressentir des émotions intenses, un stress, elles peuvent s’identifier aux victimes, surtout aux personnes publiques qu’elles connaissaient auparavant de façon positive, mais elles ne vont pas être traumatisées. Par contre, ce que montrent ces événements, c’est que nous ne sommes pas autant en sécurité dans nos villes que nous le pensions. Le degré de sécurité perçu par la collectivité est remis en cause par la brutalité et la létalité des attentats commis au cœur de notre capitale, et certaines personnes vont adopter des comportements visant à se rassurer, tandis que les responsables politiques vont proposer des mesures sécuritaires présumées efficaces, là aussi dans le but de rassurer l’opinion publique.