C'était au début des années 2000. Elle faisait un doctorat, mais l'appel du terrain se faisait pressant. Exit le doctorat, bonjour la psychologue scolaire volante, dans une commission scolaire de Montréal. « Sept écoles en cinq jours à couvrir, pour 32 000 $ par année. »
Un job modestement payé vu ses études, mais passionnant. Avec les enfants, encore, Florence a un faible pour les petits poqués. Et puis, pour les sous, elle s'est arrangée : elle a commencé à faire un peu de privé, en dilettante.
Après cinq ans comme psy dans les écoles, Florence est revenue pratiquer en hôpital, à Charles-LeMoyne. Encore là, avec les enfants : en pédopsychiatrie.
Sa vie a eu le temps de changer, pendant ses années à Charles-LeMoyne : elle a complété son doctorat, est passée par la procréation assistée pour devenir mère, a eu des jumeaux. En 2013-2014, Florence a pris son congé de maternité payé d'un an, en se demandant un peu ce qu'elle allait faire du reste de sa vie. Habiter à Montréal, travailler sur la Rive-Sud, c'était moins évident, avec les bébés. Elle a demandé, et obtenu, un congé sans solde d'un an, le temps d'y penser. Elle a repris le collier dans sa pratique privée, tranquillement.
En août dernier, Florence était en vacances aux Îles-de-la-Madeleine. Alerte sur son téléphone : ouverture d'un poste temporaire de deux jours, à Sainte-Justine...
Pour Florence, ce fut une sorte d'épiphanie. L'occasion de retourner à sa base, à Sainte-Justine. Le poste est temporaire, bien sûr, mais sur le coup elle voit ça comme une occasion de remettre le pied dans le meilleur hôpital pédiatrique du Québec.
Elle pose sa candidature à Sainte-Justine. Et elle obtient le poste ! Elle démissionne donc de Charles-LeMoyne, renonce à sa permanence et aux avantages qui y sont reliés. Le 21 septembre, elle entre à Sainte-Justine.
Florence ne m'a pas dit ses tarifs en pratique privée. Elle m'a juste dit que c'était « beaucoup, beaucoup » mieux payé qu'au public. J'ai vérifié : le tarif horaire est de 80 $ à 120 $ environ, pour une consultation au privé. Au public : les psys de l'État sont payés entre 25 $ et 45 $ selon les échelles.
Florence : « Je me suis dit "Trois jours de privé, et deux jours à Sainte-Justine". Au privé, j'offre mes services à ceux qui peuvent se les payer. Au public, je les offre à ceux qui en ont besoin, tout de suite. Ces deux jours au public, je suis moins bien payée, c'est vrai, mais je m'en fous. Ça fait partie de mes valeurs. »
Florence a donc fait sa place dans l'écosystème de Sainte-Justine, rattachée à la cardiologie. Les parents secoués par la maladie cardiaque de leurs enfants, les petits poux semi-dépressifs : c'est elle qui s'en occupait, « en multidisciplinarité », comme ils disent à l'intérieur des murs de l'hôpital, en équipe.
Petit à petit, Florence faisait sa place, nouant des liens de confiance avec ses collègues, les patients, leurs parents avec tout ce que cela suppose de doigté et de temps.
Puis, vint le 7 décembre.
Le 7 décembre, Florence a appris qu'elle était mise à pied. Le 21 décembre - trois mois après son embauche - sera son dernier jour à Sainte-Justine. Idem pour neuf autres psychologues et travailleurs sociaux (des « professionnels », dans le jargon) qui remplaçaient des permanents en congé.
Compressions de 8 millions de dollars. On en est même rendu à rationner les Post-it, chuchote-t-on...
Florence est furieuse... Mais pas pour les raisons qui vous viennent à l'esprit. Oui, elle aurait souhaité qu'on ne lui fasse pas renoncer à une permanence pour la remercier moins de trois mois plus tard. Mais ça va, cette petite colère est largement occultée par une plus grande colère qui gronde dans son coeur...
« J'avais fait un choix basé sur des valeurs fondamentales d'offrir mes services au public de manière à élargir l'accès à la psychologie. Avec ces coupes comptables, c'est comme si je recevais un message clair du gouvernement : les services psychosociaux ne sont plus une priorité dans le système public. On m'en écarte pour que je me centre sur ma pratique privée, qui ne s'adresse pourtant qu'à une population minoritaire, qui a les moyens de se payer des services psychologiques souvent coûteux.
« D'autre part, je trouve que ça n'a aucune humanité ni vision globale d'engager quelqu'un de compétent et d'expérimenté pour le mettre à pied trois mois plus tard, alors que j'étais enfin intégrée au sein des équipes médicales sous pression, au beau milieu de suivis psychologiques auprès de familles et d'enfants vulnérables, avec lesquels le lien de confiance s'est tissé lentement, au fil des semaines. »
En entrevue, l'hôpital Sainte-Justine m'a dit ce que l'État dit toujours, quand il coupe, quand il rationalise : ça n'affectera pas les services aux patients.
Je note que ces 8 millions s'ajoutent aux 21 millions que Sainte-Justine a dû couper depuis 2011. Je note que des voix, dans l'hôpital, m'ont donné des exemples très précis de postes non remplacés qui vont affecter les patients.
Un Doc : « Parmi les chefs de service qui ont signé le courriel annonçant les compressions et les coupures de postes, il y en a qui ne savent même pas ce qu'on fait sur le plancher. Ils ne peuvent pas savoir ce qui affecte, ou pas, les services aux patients. »
Florence va donc aller faire cinq jours dans sa pratique privée, auprès de clients qui ont les moyens de payer entre 80 $ et 120 $ de l'heure pour ses services.
Y en aura-t-il, parmi, ceux-là, qui auraient été suivis gratuitement à Sainte-Justine ?
Dur à dire.
Ce que je sais, c'est ce que me disent des sources à Sainte-Justine : depuis 10, 15 ans, les médecins dirigent de plus en plus de parents vers le privé pour des services d'orthopédagogie, de neuropsychologie, de travail social et de psychologie qui étaient assurés par l'hôpital. Les plus pauvres des plus pauvres, eux, ont encore droit à ces professionnels, à l'hôpital.
Mais aux autres parents de Sainte-Justine, on dit une phrase que vous avez dû entendre souvent ces dernières années, quand vous avez compris que c'était deux ans d'attente pour opérer votre genou, quand vous avez réalisé que l'école de votre quartier était dysfonctionnelle, quand 1200 élèves de la polyvalente de votre fille voulaient aussi voir l'orienteur scolaire, quand votre p'tit dernier a eu besoin d'un service d'orthophonie, quand vous avez eu besoin d'une échographie de grossesse (ou du foie ou de la vésicule biliaire), quand vous avez eu besoin de voir un médecin, là, aujourd'hui, pour une toux qui ne partait pas : « Allez au privé. »
C'est le mantra de l'époque : « Allez au privé. »
Et c'est ce qu'on vient de dire à Florence, au fond : « Allez au privé ». C'est ce qu'elle va faire, merci beaucoup.
Je voulais juste vous dire que la privatisation, c'est un peu, beaucoup ce que vient de vivre Florence.