Dans les pays occidentaux on se préoccupe beaucoup (trop diront certains) des enfants à haut potentiel. Mais on semble oublier que ces derniers finissent par grandir, devenir des adultes, et devoir s’intégrer dans la société. Qui sont ces hommes et ces femmes, et à quoi ressemble leur vie ?
Depuis la naissance de la psychologie cognitive au siècle dernier, les psychologues se sont toujours beaucoup plus intéressés aux enfants qu’aux adultes. Les surdoués ne font pas exception à la règle. Pour preuve, le faible nombre d’études consacrées aux adultes à haut potentiel intellectuel. Le mot « précoce », fréquemment employé, n’y est sûrement pas pour rien. « Il laisse entendre que les enfants sont en avance et qu’ensuite tout va rentrer dans l’ordre », s'irrite Arielle Adda, psychologue clinicienne spécialiste des personnes surdouées.
Des adultes bien dans leur peau
Lewis Terman, l’un des grands psychologues américains du XXe siècle, est l’un des premiers à s’intéresser à ce que deviennent les enfants à haut potentiel. Il commence ses études en 1921 sur 1528 enfants ayant en moyenne 11 ans et un QI supérieur à 135, et les soumet trente ans plus tard, entre 1950 et 1955, à de nouveaux tests. Environ 95 % des sujets d’origine participent à cette deuxième batterie d’examens. Les résultats sont rapportés dans le cinquième volume de Genetic Studies of Genius, et sont, bien entendu, à remettre dans le contexte des années 1950. Parmi ceux-ci on peut notamment citer qu'en 1955, 93 % des hommes et 90 % des femmes de l'échantillon sont mariés, ce qui correspond aux chiffres de la population américaine de la même tranche d’âge. Ils se disent à 85 % plus heureux, à 9 % aussi heureux, et à 6 % moins heureux en couple que la moyenne, contre respectivement 65 %, 20 % et 15 % pour les Américains en général. Côté professionnel, les revenus médians : 9640 $ pour les hommes et 4875 $ pour les femmes en 1954, sont supérieurs à ceux de la population américaine de l’époque. Les hauts potentiels gagnent plus et sont également plus épanouis dans leur vocation, d’après les travaux de Terman. En effet, entre 1950 et 1952, 49,2 % des hommes et 55,4 % des femmes se disent très satisfaits, et respectivement 37,2 % et 35,2 % assez satisfaits de leur parcours. Le psychologue en déduit que les enfants qu’il avait identifiés comme exceptionnels sont devenus des adultes équilibrés et épanouis dans leur vie familiale et professionnelle.
Petit précoce deviendra grand
Après la mort du grand maître en 1956, c’est sa collaboratrice Melita Oden qui reprend ses études jusqu’en 1960, avant de laisser la main à Robert Sears, professeur en psychologie à l’université de Stanford, qui les poursuivra jusqu’en 1986. 64 ans de travaux ! Quelques années plus tard, en 1990, Carol Tomlinson-Keasey et Todd D. Little, de l’université de Californie, Riverside, sortent une étude dans le Journal of Educational Psychology : « Prédire la réussite scolaire et professionnelle, le talent intellectuel et l’ajustement personnel chez les hommes et femmes à haut potentiel ». Ils cherchent à comprendre quels facteurs de l’enfance, autres que les capacités cognitives, jouent sur le devenir de l’adulte, et s’appuient pour cela sur les études de Terman et de ses successeurs. L’analyse des données récoltées par ces derniers - grâce à des tests, interviews et questionnaires - leur permet de tirer plusieurs conclusions. Sans surprise, les individus à haut potentiel vont plus loin dans leurs études que la moyenne : 70 % des hommes et 67 % des femmes obtiennent un diplôme universitaire, comparé à 8 % de la population en Californie à la même époque. L’éducation des parents serait le seul facteur - QI supérieur toujours mis à part - qui influence la réussite scolaire. Ainsi, un surdoué ayant des parents très éduqués aurait plus de chance de briller dans sa scolarité qu’un surdoué dont les parents ont fait moins d’études. La réussite professionnelle - évaluée selon le métier exercé, de la plus élevée pour les médecins, à la plus faible pour les conducteurs de poids lourds - serait, quant à elle, influencée par la réussite scolaire et légèrement par le talent intellectuel. Ils remarquent de plus qu’un haut niveau d’éducation des parents et une détermination intellectuelle élevée permettraient de maintenir le talent intellectuel alors que la sociabilité aurait un impact négatif sur celui-ci. D’autres chercheurs, comme Robert Albert et Mark Runco, ont rapporté que les enfants surdoués qui s’isolaient semblaient en effet fournir d’avantage d’efforts intellectuels que les autres. Ils avancent deux explications : cela leur apprend à travailler seuls et/ou ils développent plus de relations avec des adultes qu’avec des gens de leur âge. Enfin, l’ajustement personnel serait fortement déterminé par l’harmonie familiale, mais étonnement pas par la sociabilité de l’enfant.
Être un surdoué, c’est pas si facile
Plusieurs auteurs, comme Dean Simonton, ont cependant signalé des biais méthodologiques pouvant conduire à douter des conclusions de Terman, et donc de tous ceux qui se sont appuyés sur ses travaux. L’un des biais réside dans la toute première sélection des sujets, précédant les tests de QI, qui avait été réalisée par les enseignants. En effet, pour distinguer les enfants à haut potentiel, certains vont valoriser l’obéissance et le conformisme, plutôt que la curiosité et l’indépendance. Il est donc possible qu’il y ait une proportion anormalement élevée d’individus conformistes dans l’échantillon de Terman, ce qui pourrait expliquer pourquoi ils se sont si bien adaptés par la suite.
À la même époque, d'autres psychologues, comme l’Américaine Leta Hollingworth, prennent le contre-pied. Avec deux études publiées en 1926 et 1942 et basées sur des cas cliniques, elle conclut que sans aide psychologique spécifique, les hauts potentiels seraient trop souvent destinés à l’isolement social. Pour en arriver là elle étudie 50 enfants ayant un QI supérieur à 155, et 12 supérieur à 180. Les nombreux problèmes d’adaptation sociale qu’elle relève dans ses entretiens sont attribués à deux facteurs : une prise en charge inadaptée et l’absence de challenge intellectuel. Les enfants choisis par Hollingworth ne représentent néanmoins que des cas extrêmes : ceux du premier groupe se retrouvent dans la population à une fréquence d'un pour 10 000, et ceux du deuxième groupe à une fréquence inférieure à un millionième. Il convient par ailleurs de poser la question du degré d’hétérogénéité de la population d’enfants examinée, en particulier au niveau de leur origine socioéconomique. Impossible donc de généraliser ces observations à l’ensemble des personnes surdouées.
Nancy Alvarado, professeur en psychologie, rapporte elle aussi que nombre d’adultes à haut potentiel mènent des vies compliquées. Dans le premier volume du Advanced Development Journal, paru en 1989, elle décrit trois méthodes observées chez ces derniers pour gérer leur potentiel. La première est la technique d’« approche », et les individus qui y ont recours se divisent en deux catégories. D’abord, ceux qui acceptent ce que la société attend d’eux et investissent toute leur énergie pour faire de leur mieux. Ce sont des personnes compétitives et perfectionnistes, et donc souvent sujettes au stress. Puis, ceux qui cherchent juste à se fondre dans la masse et n’exploitent ainsi pas leur potentiel. Soit parce qu'il n’en ont pas conscience, soit parce qu’ils pensent qu’il est trop tard. Ce sont des personnes qui ont une faible estime d’eux-mêmes. La seconde technique est celle de l’« évitement ». Elle consiste soit à se retirer du monde en se consacrant au travail ou à une passion, soit à entrer délibérément en conflit avec le système. Cela permet d’éviter ou de rejeter les autres afin de ne pas subir les déceptions des relations humaines. La dernière technique est le « compromis ». C’est la situation gagnant-gagnant, à laquelle arrivent à accéder les personnes qui ont appris à s’accepter et à utiliser leur potentiel à bon escient.
Pour trancher entre Terman et Hollingworth, il faut se pencher sur les études empiriques menées par la suite. Dans son rapport de 2004 sur l’état de la recherche sur les surdoués, le laboratoire « cognition et développement » du CNRS en dresse un bilan : « Dans l’ensemble, les études empiriques présentent le portrait d'un enfant et d'un adolescent à haut potentiel intellectuel plutôt assez bien adapté à son environnement social. Cependant, les limites de ces études ne permettent pas d'écarter complètement la possibilité d'un lien entre fort potentiel intellectuel et inadaptation sociale. »
Les personnalités derrière l’étiquette « haut potentiel »
Quel que soit leur statut dans la société, les adultes à haut potentiel semblent partager un certain nombre de traits de caractère. Dans son article « Can you hear the flowers sing ? » paru dans le Journal of Counseling and Development en 1986, la psychologue américaine Deirdre Lovecky fait état de cinq traits, les trois premiers étant présents chez l’ensemble des quinze adultes étudiés. Il les baptise ainsi : divergence, excitabilité, sensibilité, réceptivité, et entéléchie. La divergence est le fait d’apporter des réponses originales et créatives ; l’excitabilité caractérise une grande quantité d’énergie, une réactivité émotionnelle, et un éveil accru des sens ; la sensibilité, ou empathie, résulte d’une profondeur sentimentale inhabituelle ; la réceptivité est la capacité de voir simultanément plusieurs aspects d’une situation ou d’une personne et d'analyser rapidement le coeur d’un problème : l’entéléchie, mot venant du grec, désigne une motivation et une force de caractère visant à exploiter son potentiel au maximum. Lovecky fait remarquer que ces caractéristiques s’expriment à des degrés différents chez chacun des sujets. Conscient qu’on ne peut pas généraliser à partir de quinze personnes, il souligne également la nécessité de nouvelles recherches permettant de tester empiriquement ses conclusions. Ces dernières se font toujours attendre.
L’hyperstimulabilité, caractéristique des surdoués
Pendant que certains cherchent à brosser un portrait complet des hauts potentiels, d’autres creusent un aspect en particulier. C’est le cas de Piechowski, Silverman et Falk, qui se concentrent, dans leur étude de 1985, sur l’« hyperstimulabilité ». Le laboratoire « cognition et développement » du CNRS explique, dans son rapport de 2004, que cette notion apparait dans les années 1980 avec les travaux du psychologue polonais Kazimierz Dabrowski. « Les "hyperstimulabilités" correspondent à des réactions extrêmes et constantes en réponse à des stimuli internes et externes, pouvant s'exprimer à travers cinq formes postulées génétiquement indépendantes : psychomotrice, sensuelle, imaginaire, intellectuelle et émotionnelle. » L’étude des trois chercheurs compare les profils de trois groupes : des adultes à haut potentiel artistique, des adultes à haut potentiel intellectuel, et des étudiants universitaires de différents horizons (groupe contrôle). Les résultats montrent que les deux groupes de personnes à haut potentiel se distinguent du groupe contrôle par des scores plus élevés sur les échelles d'hyperstimulabilité intellectuelle, émotionnelle et imaginaire. Afin de savoir comment évolue l’hyperstimulabilité avec le temps, Piechowski et Colangelo avaient conduit, l’année précédente, une étude comparative entre un groupe d'adolescents à haut potentiel, un groupe d'adultes à haut potentiel, un groupe d'adultes « tout venant », et un groupe d'artistes adultes. Les résultats indiquent que les adolescents et adultes à haut potentiel présentent une constance des profils sur les différentes échelles d'hyperstimulabilité. En reprenant les données d'un groupe d'enfants à haut potentiel (9 et 11 ans), les auteurs retrouvent les mêmes profils sur les échelles imaginaire, émotionnelle et intellectuelle, qu'avec leurs échantillons adulte et adolescent. Des hyperstimulabilités intellectuelle, émotionnelle et imaginaire prononcées seraient donc des constantes de l’individu à haut potentiel, de son plus jeune âge jusqu’à sa mort.
Le laboratoire « cognition et développement » du CNRS insiste plusieurs fois dans son rapport de 2004 sur la nécessité de conduire davantage d’études sur les adultes à haut potentiel. Et d’être plus rigoureux au niveau de la méthodologie, en particulier en incluant obligatoirement des groupes de contrôle ! Bien que certaines caractéristiques et tendances aient déjà pu être identifiées, il est clair que l’oiseau rare n’a pas fini de nous livrer ses secrets.