Notre intelligence hors du commun est la chose qui nous différencie le plus des autres espèces animales. Pas étonnant donc que la psychologie ait fini par s’y intéresser. Les premiers travaux sont menés en France au début du XXe siècle, avant d’être exportés aux États-Unis et dans le reste du monde. Ils se concentrent en particulier sur les enfants. Retard mental, quotient intellectuel, précocité : les tests d’intelligence ont fait apparaître toute une ribambelle de nouvelles expressions au cours du siècle dernier. Retour sur leur histoire mouvementée.
« Cotôyer Yoav est un bonheur, mais aussi une mission ». Dans L’Institutrice, le film du réalisateur israélien Nadav Lapid sorti en 2014, une enseignante décèle chez un de ses élèves, Yoav, cinq ans, un don prodigieux pour la poésie, et décide de prendre soin de son talent. Ce petit garçon est ce qu’on nomme fréquemment un enfant surdoué ou précoce, et que Le Larousse 2015 définit comme « un enfant dont la maturité, le développement intellectuel correspondent ordinairement à un âge supérieur au sien ». Mais le terme consacré aujourd’hui, qui vient des États-Unis, est celui d’enfant à haut potentiel intellectuel.
Le haut potentiel, c’est quoi ?
Selon le Centre Psyrene (psychologie, recherche, neurosciences) de Lyon, il existe deux catégories de haut potentiel intellectuel : le haut potentiel complexe, et le haut potentiel laminaire. Les individus du premier profil bénéficient d’une pensée hors normes, d’une grande créativité et d’une capacité d’attachement considérable. Cependant, leur inconstance dans l’effort et les irrégularités dans leurs capacités cognitives, psychomotrices et relationnelles font d’eux des êtres souvent fragiles, isolés et en souffrance. Ceux du deuxième profil bénéficient de capacités cognitives, psychomotrices et relationnelles de bon niveau et en adéquation avec leur environnement. Ils n’éprouvent ainsi pas la nécessité de défendre ou d’imposer leur place au sein du monde, puisqu’ils sentent cette place déjà acquise. Si aucun traumatisme ne vient freiner leur évolution, leur parcours de vie se révèle en général constructif et adapté. Ce sont donc majoritairement les enfants à haut potentiel complexe qui ont besoin d’un accompagnement. Pour le leur procurer, il faut d’abord détecter ces capacités cognitives hors normes. L’Association nationale pour les enfants intellectuellement précoces (ANPEIP), agréée par l’Éducation nationale, explique que cela passe, en premier lieu, par un test de quotient intellectuel (QI) chez un psychologue spécialisé dans le domaine de la précocité. Le but est d’établir le niveau de l’enfant par rapport à celui de ses camarades du même âge. S’il obtient un score supérieur à 125/130, alors il possède un haut potentiel intellectuel.
Mais l’intelligence ne se résume sûrement pas à un chiffre, alors comment la définir ? « L'intelligence est généralement définie comme la capacité d'un organisme - ou d'un système artificiel - à s'auto-modifier pour adapter son comportement aux contraintes de son environnement. Ceci implique une plasticité qui, selon le niveau d'intégration considéré, peut être observée au niveau des représentations, des processus mentaux, des comportements, ou des connexions neuronales. Cette capacité d'adaptation cognitive n'est cependant qualifiée d'intelligence que si elle a un degré assez élevé de généralité, c'est-à-dire si elle se manifeste dans des situations assez différentes », écrit le laboratoire « cognition et développement » du CNRS dans son rapport de 2004 sur l’état de la recherche sur les surdoués. Cela en fait un concept assez flou, son deuxième attribut (le degré de généralité de cette capacité d'adaptation cognitive) étant particulièrement discuté. Existe-t-il une intelligence unique ou bien des formes multiples ? Où placer les frontières du domaine de l’intelligence ? Il y a autant de tests que de visions de l’intelligence, mais ils permettent finalement tous la même chose : repérer les personnes qui sortent du lot.
Les tests d'intelligence : du Made in France
Pour comprendre d’où proviennent les tests d'intelligence, il faut remonter à 1905… en France. L’éducation nationale cherche alors des moyens pour repérer les enfants déficients intellectuellement et crée une commission pour travailler sur la question. C’est ainsi que le psychologue Alfred Binet, aidé de son collègue Théodore Simon, met au point cette année-là l’échelle métrique d’intelligence, ou test Binet-Simon : « Méthodes nouvelles pour diagnostiquer l’idiotie, l’imbécillité et la débilité mentale ». On ne mâche pas ses mots à cette époque. Cette échelle est un outil pour permettre aux psychologues de s’appuyer sur quelque chose de plus concret que leur expertise et intuition. Binet cherche à montrer que les mauvais résultats scolaires sont essentiellement dus à des conditions de vie difficiles, et ainsi à inciter le gouvernement à aider les familles concernées.
Une seconde version paraît en 1908. Les consignes et résultats sont standardisés et chaque tranche d'âge entre trois et treize ans possède ses propres items d’évaluation. Elle introduit de plus la notion d’âge mental ou « âge d’intelligence », comme l’appelle Binet. Il considère que la personne déficiente ne raisonne pas d’une façon différente, mais comme tout le monde à un âge moins avancé. D’où la pertinence du terme « retard mental ». En 1911, l’année de sa mort, il parfait encore son test. Cette fois-ci il inclut une série d’items pour les enfants de quinze ans et une pour les adultes. « Ce prolongement des tests est à comprendre comme un prolongement de la portée sociale de l'œuvre de Binet », explique Laurent Gutierrez, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Rouen. Le but est d’évaluer l’intelligence de tout un chacun afin de comprendre quels sont les facteurs qui l’influencent. Petit aperçu, les items pour un enfant de cinq ans sont : répéter une phrase de dix syllabes, compter quatre sous simples, comparer deux poids, copier un carré, et réussir un jeu de patience. Binet insiste sur les limites du test, et sur le fait que l’intelligence est un concept bien trop large pour être défini par un simple chiffre. Il affirme qu’elle est influencée par de nombreux facteurs, évolue avec le temps, et ne peut être comparée que chez des enfants venant d’environnements similaires.
Une évolution qui joue aux montagnes russes
Après la disparition de ce précurseur, les recherches en France progressent peu. Il faut attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour que ses travaux soient remis au goût du jour. C’est le psychologue René Zazzo, secrétaire d’État à la jeunesse et au sport dès 1944 dans le gouvernement provisoire de Charles de Gaulle, qui en est responsable. Gardant la même ligne de conduite que Binet, il participe au développement de la psychologie scolaire. Pour cela, il actualise le test Binet-Simon en effectuant un étalonnage sur 550 enfants. Les élèves n’ont en effet plus le même niveau qu’en 1911. L’item « nommer quatre couleurs », affecté à un enfant de sept ans par Binet, peut par exemple être réalisé par un enfant de quatre ans à l’époque de Zazzo. Cette augmentation régulière du QI observé à travers plusieurs générations est ce qu’on appelle l’effet Flynn, du nom d’un des premiers chercheurs qui étudia le phénomène. Il faut donc créer de nouveaux items. Ce travail donne naissance en 1966 à la nouvelle échelle métrique d’intelligence (Nemi).
Puis, dans les années 1970, toute idée de mesurer l’intelligence est rejetée et les recherches abandonnées en France, sous l’influence du mouvement soixante-huitard qui crie à l’eugénisme (théorie visant à « améliorer » l’espèce humaine grâce aux manipulations génétiques). Ce n’est que dans les années 1990 que le mouvement se ravive. Les tests sont alors considérés comme une source d’information qu’il faut croiser avec d’autres informations. Des outils de mesure oui, mais utilisés avec intelligence !
Le pastiche américain bas de gamme
Aux États-Unis, le psychologue Henry Goddard se rend rapidement compte de l’avancée majeure que représentent les travaux de Binet dans le champ de la psychologie cognitive. Il les importe donc dans son pays et les fait connaître auprès de ses confrères. C’est ainsi qu’en 1912, William Stern invente le fameux QI. Celui-ci constitue le rapport de l’âge mental sur l’âge réel, le tout multiplié par 100. Il permet de comparer des écarts de niveau à différents âges. De son côté, Lewis Terman, de l’université de Stanford, transforme le Binet-Simon en Stanford-Binet en 1916. Le Français est relégué au second plan. « Binet a créé un test mais il a fait plus que ça, il a créé aussi la manière d’utiliser le test », explique Jacques Grégoire, psychologue à l’université de Louvain dans un documentaire réalisé par l’université de Lorraine. C’est cette « manière » qui est délaissée outre-Atlantique. En effet, ses tests sont standardisés et le nombre d’épreuves multiplié, passant d'une dizaine à plusieurs dizaines, voire centaines. Il n’y a plus besoin de psychologue pour mener l'étude, chacun peut remplir le questionnaire soi-même. Cela permet aux tests d’être plus simples d’utilisation et largement diffusés à travers le pays, mais on passe d’un diagnostic qualitatif à un diagnostic quantitatif.
Les immigrants et les soldats sont les premiers cobayes de l’État américain. À partir de 1912, Henry Goddard traque ainsi les « faibles d’esprit » parmi les immigrants débarqués à Ellis Island, à l’entrée du port de New York. Résultat des premières études : en moyenne 80 % des immigrants testés sont des « faibles d’esprit ». Pas étonnant quand on questionne des personnes exténuées par leur voyage, qui débarquent en terre inconnue et qui baragouinent trois mots d’anglais pour la plupart. Le QI devient également un outil pour identifier les inaptitudes au combat et les aptitudes au commandement des soldats qui vont partir sur les fronts européens à partir de 1917. Le phénomène se propage ensuite dans les entreprises et universités. Cette généralisation ouvre la voie aux études statistiques et donc à la comparaison des QI en fonction du sexe, de l’origine sociale, de l’ethnie, de la nationalité, etc. Une jolie porte d’entrée pour les dérives. Certains vont, par exemple, utiliser la différence de QI entre noirs et blancs pour justifier l’apartheid. Le succès institutionnel et commercial de l’outil fait taire les esprits critiques jusque dans les années 1930, qui marquent le début du retour à la psychologie expérimentale. C’est à cette période que le psychologue américain David Wechsler commence à développer ses tests, avec comme vision de l’intelligence qu’elle « est la capacité globale et complexe de l’individu d’agir dans un but déterminé, de penser de manière rationnelle, et d’avoir des rapports utiles avec son milieu ». Binet peut cesser de se retourner dans sa tombe.
Le QI n’est que la première étape du diagnostic
Aujourd’hui, plus de 80 % des psychologues en France ont recours à l'échelle de Wechsler, qui a supplanté le Binet-Simon. Il en existe trois versions : une pour les pré-scolaires jusqu’à sept ans (WPPSI), une pour les scolaires jusqu’à dix-sept ans (WISC), et une pour les adultes (WAIS). Elle évalue cinq critères : la compréhension verbale, le raisonnement visuo-spatial, la fluidité du raisonnement, la mémoire de travail, et la rapidité du traitement des informations. Bien que le test de QI soit une étape nécessaire pour diagnostiquer le haut potentiel, l'ANPEIP pointe l’importance d’une deuxième batterie d’examens : subjectifs (impliquant le sujet et les personnes de son entourage) et objectifs (sur ses aptitudes spécifiques, sa créativité, et sa personnalité). L’idée étant bien sûr d’adapter au mieux l’aide au profil de l'individu, car chaque haut potentiel est unique.