Cette semaine, Ophélie a été secouée par le dernier film de Lucas Belvaux récemment sorti au cinéma. Dans sa chronique elle amorce une réflexion sur un phénomène psychologique déroutant : l’Effet du témoin.
Je n’ai jamais été très attentive à l’école car je m’y suis beaucoup ennuyée, ce qui me permet au moins de garder bien frais le souvenir des quelques leçons intéressantes qui m’y ont été donnée. Cela s’est passé à l’époque où j’occupais mes jeunes années à brillamment saboter mon avenir en gâchant mes innombrables talents sur les bancs de l’université de sciences humaines.
J’ai suivi un cursus en psychologie, je vous en causerai peut-être un jour si le courage vient à moi, en attendant je suis encore trop impressionnée par le cigare phallique et le regard vindicatif de Sigmund pour en parler davantage.
Lors d’un cours enl tout début d’année, une charmante chargée de TD nous a exposé le cas de Kitty Genovese. Pour ceux du fond qui n’écoutaient pas je résume l’affaire en quelques mots : Kitty Genovese est une jeune femme qui s’est fait poignarder en bas de son immeuble sous l’oeil de ses voisins. En quelques chiffres cela donne dix-sept coups de couteaux, trois heure quarante du matin, un meurtre de trente minutes et trente-huit témoins dans le voisinage qui n’ont pas appelé la police.
Ce fait divers est devenu un cas d’école qui se nomme désormais l’Effet du témoin : lorsque plusieurs personnes assistent à un même événement, elles se partagent la responsabilité d’agir, en conséquence elles agissent moins ou n’agissent plus du tout.
Je résume grossièrement et je vous invite à vous renseigner davantage sur le sujet.
Les tables de la salle de cours étaient disposées en demi-cercle, cet agencement très participatif me permettait de voir les visages décomposés de quelques camarades de classe. La stupéfaction a été la première réaction qui s’est manifestée dans ce cours, nous étions tous choqués de la violence portée par ce phénomène : le groupe ampute notre responsabilité individuelle, nous comptons sur la réaction des autres et nous modelons nos comportements à celui de la majorité dominante.
La seconde réaction fût évidemment celle de l’indignation. Le type à côté de moi, un grand garçon aux cheveux emmêlés s’est empressé de dire que lui, il ne serait pas resté les bras croisés, que lui il s’en foutait du phénomène de groupe et que lui, tant qu’à justifier son héroïsme, il n’aurait pas donné les Juifs ni les bons coins à champignons aux Allemands en 40.
Il n’y eut pas de troisième réaction car la fin du cours venait de s’annoncer et le rythme effréné des blocages de fac et des grèves syndicales nous a empêchés de finir ce chapitre.
C’est en allant au cinéma l’autre jour que j’ai retrouvé mes pensées – perplexes; là où je les avais abandonnées cinq ans plus tôt. Je suis allée voir 38 témoins de Lucas Belvaux, un film librement adapté du livre Est-ce ainsi que les femmes meurent ? de Didier Decoin qui est lui même basé sur l’affaire Kitty Genovese.
Examen de conscience
Il y a des films qui nous clouent au fauteuil de velours rouge dans la salle de cinéma jusqu’à la fin du générique tout comme certaines idées nous bousculent dans le vide pendant quelques instants. J’ai conjugué ces deux sensations désagréables de flottement à la fin du film, j’introspectais violemment mon sens moral.
Nous sommes tous les témoins potentiels de ce qui se passe autour de nous, combien de fois ai-je vu en pleine rue une femme grimacer devant un homme, deux personnes qui semblaient se connaître en train de s’engueuler ? À cause de cet homme qui fait semblant de s’évanouir en pleine rue pour qu’on s’approche de lui et qui réclame ensuite de l’argent, je ne prête plus attention à toutes ces bizarreries urbaines alors qu’elles sont parfois de réels signaux de détresse.
J’ai l’impression d’être devenue insensible à cette ville qui me sert de décor, à cette population citadine qui n’est composée que de personnages indifférents. Je me sens étonnement lucide et lâche en admettant que j’aurais pu être l’un de ces 38 témoins silencieux.
En me calquant sur l’indifférence générale j’ai perdu le sens du détail, ma capacité d’action et de réaction, j’ai probablement vu des choses déplaisantes contre lesquelles je n’ai rien fait.
Le film de Lucas Belvaux se concentre plus particulièrement sur ce qui vient après, sur la façon dont nous gérons notre sentiment de culpabilité. Il y a ceux qui se dédouanent en pensant qu’ils n’auraient rien pu faire, ceux qui s’accusent de n’avoir pas agi, ceux qui expliquent qu’ils n’avaient pas compris ce qui se passait sous leurs yeux, ceux qui pensaient que d’autres avaient déjà agi pour eux.
Nous sommes tous confrontés à cela quotidiennement, la violence est entrée dans les moeurs de toutes les époques et nous peinons à discerner les comportements anormaux, les cas dans lesquels on admet qu’une intervention extérieure est nécessaire. C’est briser ce cercle « intime » entre l’agressé et l’agresseur qui est si difficile, intervenir seul dans la relation des autres lorsque personne autour de nous ne semble s’en préoccuper.
Constat d’échec teinté d’espoir
J’ai l’amère sensation d’être un « trente huit témoins » potentiel en tout lieu et à toute heure mais je nourris aussi la folle ambition de ne jamais concrétiser cette prophétie. Il est trop aisé d’excuser son comportement parce qu’il correspond à celui de la majorité, de se retrancher derrière la peur pour manquer – non pas de courage, mais de simple bon sens.
Je pense que nous sommes tous des « trente huit témoins » potentiels et que nous avons tous la possibilité de ne pas l’être, de faire en sorte que rien ne nous soit indifférent au point de nous rendre aveugles. Je ne crois pas qu’il existe des héros et des lâches, que tout soit si manichéen et triste ni qu’on puisse à l’avance s’assurer de notre réaction dans de pareilles conditions.
L’effet du témoin n’est rien de plus qu’un phénomène psychologique expliqué, il n’est ni une fatalité, ni un révélateur de notre répugnante nature humaine. J’ai confiance en notre capacité de contemplation et de décision. Si c’est au travers de notre regard que nous façonnons le monde alors commençons par ouvrir grands nos yeux et n’hésitez pas à vous rendre au cinéma pour amorcer une réflexion sur le sujet; le film de Lucas Belvaux est très bien pour ça.